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jeudi, décembre 23, 2004

Le Mawashi

Le petit matin dans une heya a quelque chose de féerique. Personne ne parle, même s’ils murmurent dans leur coin et respirent fort, passant dans les couloirs dans leurs légers kimonos et entourant en silence leurs blessures du jour précédent avec des bandages. C’est une atmosphère que je suis réticent de briser, en ce lundi matin, mais je n’ai absolument aucune idée de la façon de me préparer pour le dohyo. Finalement, c’est Hiroki qui me voit un peu perdu dans les couloirs, près de la salle de bains, et me demande ce qui se passe.

« L’oyakata a dit que je pouvais essayer aujourd’hui »
« Donc tu mets un mawashi ? »
« Oui, si ça ne dérange pas ».

Il prend un mawashi – une longue et large bande de tissu gris, repliée dans le sens de la longueur – de la pile attenante et me dit de me déshabiller, ce que je fais. Pour le mettre, il me faut d’abord le déplier, tenant un bout sous le menton, et le passer entre mes jambes en une sorte vasque effilée. Puis je tourne sur moi même tandis que Hiroki enroule le reste de la toile autour de moi comme une ceinture. Juste avant les derniers tours, il me montre comment enserrer le bout de mawashi que je tiens toujours sous le menton de manière à pouvoir le détacher pour aller aux toilettes. Pour finir, quand l’ensemble du mawashi est enroulé autour de ma taille, il termine en enserrant le reste dans mon dos. Le mawashi ne fait en principe que quelques tours autour de la taille des lutteurs avant d’être achevé. Pour ce qui me concerne, toutefois, j’ai eu à tourner tellement de fois qu’il s’est quasiment transformé en un tutu fait de rouleau isolant pour charpente…

Vêtu de mon mawashi, je suis Hiroki vers le terrain d’entraînement en terre battue, au contact bien froid sous mes pieds nus. Hiroki me demande d’attendre sur le côté jusqu’à ce que quelqu’un ait le temps de venir pour m’expliquer comment faire, mais Murayoshi, le camarade de chambrée que j’ai vu dormir avec un inhalateur de ventoline, me fait bondir dans la ligne des lutteurs qui pratiquent le lever de jambe de côté, le shiko.

C’est bien plus dur que ça en a l’air. Il me faut garder mes mains sur les genoux, pouces vers l’avant et coudes en arrière durant le squat ; les pieds doivent être dans l’axe des épaules ; les pieds doivent frapper franchement, les genoux verrouillés. Et avant chaque combinaison squat-frapper de sol, je dois claquer bruyamment mes cuisses.

Chaque lutteur compte à tour de rôle dix répétitions, ce qui fait environ 150 au total : bel exercice de musculation des jambes. Puis nous nous agenouillons sur la jambe gauche tout en étirant la droite, changeons de position et répétons l’exercice en entier quelques fois. Regardant autour de moi, je m’aperçois que les lutteurs, même les plus gros d’entre eux, transpirent nettement moins que moi.

Puis, suivant la direction des lutteurs, je pose mes fesse presque nues sur le sol et étire mes jambes au maximum. Il faut toucher les orteils, ce qui s’avère particulièrement difficile en raison des nombreuses couches de tissu qui me rentrent dans l’estomac.

Puis tous les lutteurs se penchent vers l’avant, amenant leur estomac tout près du sol. Je suis très loin de pouvoir le faire. Murayoshi, apercevant ma piètre performance, repousse mes jambes un peu plus loin encore avec sa plante de pieds et presse doucement sur mon dos, amenant mon torse plus près du sol. Soudain, quelque chose claque dans le haut de ma cuisse gauche. Je ne peux dire que cela soit quelque chose de grave, pas un claquage ou apparenté, mais c’est clairement un claquement et ça fait mal. Murayoshi l’a aussi entendu. Il s’arrête de pousser et me dit quelque chose que je ne suis pas sûr de comprendre, mais qui ressemble à « Gagné… ».

Les combats peuvent alors commencer, les moins gradés entrant en premier tout comme samedi. Murayoshi m’enjoint de poursuivre mes shikos, à l’instar de beaucoup d’autres lutteurs. Le mouvement me permet de ne pas trop ressentir le froid, en dépit du fait que je me trouve sur un sol de terre battue dans une pièce non chauffée, et quasiment nu. Mais dès que les autres lutteurs s’arrêtent, je stoppe également mes mouvements, pour ne pas me couvrir de ridicule en étant tout seul à les poursuivre.

La pause est brève toutefois. Bientôt, le Kashira fait son apparition, et fait signe à Mitsui, qui se trouve à côté de moi, de me faire continuer les shikos, peut-être parce qu’il veut que je reste chaud, ou parce que c’est ce qu’on doit faire quand on est sur le dohyo pour la première fois. Bref, je poursuis mes shikos sans m’arrêter pendant quasiment une heure, de peur que le Kashira ne me fasse une remarque comme samedi à propos de mes jambes dépliées. Mitsui m’accompagne, s’arrêtant parfois pour corriger ma position.

Au bout d’une heure, je commence à avoir les hanches très douloureuses et ne peux quasiment plus tenir sur une jambe tout en frappant le sol avec l’autre. Quand Mitsui s’arrête enfin, je l’imite, trop fatigué pour continuer et me sentant toujours ridicule d’être seul à poursuivre l’exercice.

Debout, dans mon mawashi, je sens très vite le froid me prendre à la gorge. Je me demande soudain ce que je fais là, en slip de tissu à faire des mouvements de gymnastique, puis à attendre là dans ce froid mordant de pouvoir m’entraîner au bout du compte. Cela va-t-il vraiment ajouter quelque chose à ma compréhension du sumo plutôt que de rester à voir l’entraînement du sol confortable et chaud de la salle d’entraînement ? Mais, si la réponse est non, cela ne vient-il pas remettre en cause l’essence même de mon projet d’étude ?

Au milieu de cet afflux de questions existentielles, je finis pas regarder un petit peu l’entraînement qui se déroule devant moi. Les combats d’aujourd’hui sont de loin plus brutaux que ce que j’ai vu samedi. Le plus renversant étant de se rappeler de la façon dont ces gars sont en dehors du dohyo, me cajolant pratiquement pour être sûrs que je ne manque de rien, nourriture ou bains.

Quelques instants auparavant, Murayoshi est venu me demander si j’ai besoin d’une pause pour aller me baigner, craignant sans doute que je puisse ne pas en prendre un parce que je ne sais pas ôter mon mawashi. Maintenant, il est sur le dohyo avec Hiroki et le démolit littéralement. Hiroki était déjà dans un sale état : son genou droit et sa cuisse droite en sang. Mais il continue encore et toujours à remonter sur le dohyo avec Murayoshi, qui va largement au-delà de la simple bestialité nécessaire pour remporter un match. Plus d’une fois, il balance Hiroki hors du dohyo, puis lui sort de nulle part une baffe gratuite en chemin. A une occasion, il jette même Hiroki au sol, puis le frappe dans le dos.

Muriyasu est encore plus brutal. Pendant une séance de « polisseuse », qui sont en réalité dénommées butsukarigeiko, il met au défi Batto de le sortir du dohyo, mais ce dernier se révèle incapable de le bouger plus d’un mètre à chaque fois. Muriyasu lui hurle constamment à l’oreille « plus vite ! Tu es trop lent ! ».

Toutes les séances « polisseuse » que j’ai vu jusqu’ici ont été suivies de combats simulés, ou le pousseur, toujours le moins gradé, laisse le haut gradé repousse le mener tout autour du dohyo par le cou. Puis le pousseur se laisse projeter au sol d’où il bondit de manière théâtrale sur ses pieds.

Mais cette fois ci, il ne s’agit plus de combats simulés. Muriyasu tire véritablement Batto par le cou et les cheveux, puis le projète au sol avec violence. Et au lieu de bondir avec grâce sur ses pieds, Batto se retourne au sol avec le peu d’énergie qui lui reste, soufflant et grognant, des larmes plein les yeux, puis échoue encore et encore à essayer de repousser Moriyasu hors du dohyo. Couvert des pieds à la tête de terre battue collée sur son corps luisant de sueur, des gouttelettes de sang perlent de son genou.

Une fois la plupart des matches finis, le sekitori, ayant combattu deux de ses plus immédiats inférieurs, et les ayant laissé se combattre entre eux, s’avance vers moi et me demande si je suis prêt à combattre. Je lève alors mes bras et lui fait comprendre « je suis prêt ».

« Tu le combat, lui » dit-il, montrant Hayeshida, qui le suivait juste derrière. « Mais c’est un pédé », ajoute-t-il.
« D’accord, je m’en souviendrai », dis-je.

Mais je me retrouve en fait à affronter Hiroki à la place. Tout d’abord, je dois faire une séance de « polisseuse » contre lui. Il se place au centre du dohyo et attend que je le charge depuis le rebord. Comme prescrit, je part d’une position de squat sur le rebord, poings au sol devant moi et me jette sur lui, paumes en avant contre son torse.

Il ne bouge pas d’un millimètre.

Le sekitori me dit qu’il me faut rentrer dans son torse avec la tête, et Hiroki montre du doigt l’endroit précis, sous son épaule droite, où doit se produire l’impact. Je charge à nouveau, et cette fois, il bouge bien de cinq ou six centimètres. Mais le sekitori me dit que j’ai encore mal chargé. Je suis censé le rencontrer sans que mes pieds ne quittent le sol.

Pour mon ultime charge, j’avance comme prescrit, les pieds bien au sol, et rentre dans son torse avec la tête et les paumes. Encore une fois, je dois bien le faire bouger de deux centimètres.

Vient ensuite le véritable combat. Nous nous faisons face au centre du dohyo, accroupis les poings au sol, et il reçoit ma charge avec douceur, attrapant mon mawashi. Je fais des pieds et des mains pour l’entraîner dans une sorte de prise, mais le sekitori me crie « Attrape son mawashi ».

Le tenant par son mawashi, je réussis sans trop savoir comment à le faire venir au rebord du dohyo, et le sekitori me crie alors « Pousse ! ». Vaine remarque. Je ne peux pas bouger Hiroki, qui fait une tête de plus que moi et doit peser quasiment 150 kilos. Au lieu de cela, c’est lui qui me repousse, et en un clin d’œil me voici de l’autre côté, prêt à être éjecté. Je réussi toutefois à rester encore dans le dohyo en plantant mes pieds dans les balles de paille enterrées qui marquent ses limites. Avant qu’Hiroki ne puisse me soulever et me balancer, le sekitori fait signe que le match est fini.

La séance d’entraînement se termine par quelques centaines de squats, bien douloureux après mes heures de shiko. Quelques pompes, un retour au calme et la séance est terminée.

Quelqu’un m’a apporté un kimono. Le sekitori me dit de rester devant le réchaud. Clairement, je ne suis pas traité comme une jeune recrue ordinaire.

Après l’entraînement, je prends mon bain, mange et remonte dans la chambre, avec à nouveau l’intention de taper quelques notes. Au lieu de ça, je dors à nouveau d’un sommeil de plomb. A mon réveil, Murayoshi me prévient que le Kashira nous emmène pour un barbecue coréen. A l’heure de partir, Murayoshi, Ishikawa et moi-même montons sur des bicyclettes, puis roulons à travers des zones résidentielles ou commerciales tranquilles jusqu’au restaurant. J’ai les jambes détruites par tous les shikos que j’ai effectués.

Le Kashira arrive avec sa fille de treize ans, calme mais enjouée, qui lit une traduction japonaise de CS Lewis à table quand elle n’est pas en train de manger. Le Kashira voudrait bien qu’elle parle anglais, en se servant de moi comme d’un traducteur, mais son anglais n’est pas franchement au point et de toute manière, elle n’a pas la tête à ça.

Le Kashira commence une impressionnante quantité de nourriture, notamment des pieds de porc bouillis, un bol de soupe de riz et une salade, qu’il mange tout seul. Pour la tablée, il commande plusieurs gras plateaux de tranches de bœuf mariné que nous faisons griller sur de petits grils de table. Même sort pour des tranches de langue de bœuf, excellentes trempées dans du jus de citron frais, et un énorme plat de tripaille caoutchouteuse et sentant les pieds. Quelques assiettes de sashimi de foie de bœuf également, cru et trempé dans de l’huile de sésame, étonnamment goûteuses.

Une fois rentrés à la heya, Hiroki, m’ayant vu précédemment griffonner dans mon calepin, plaisante : « maintenant, il va écrire dans son journal ‘aujourd’hui le Kashira m’a emmené au barbecue coréen. C’était très bon ». C’est exactement ce que je suis en train de faire.

APRÈS: Lendemain de shiko