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mercredi, janvier 26, 2005

Retour à la heya

Je rentre directement du bureau de l'oyakata vers la heya. J'ai encore pas mal de questions que je veux poser aux lutteurs.

La motivation qui pousse les lutteurs à progresser dans le banzuke est évidente : comme je l'ai déjà écrit, une promotion s'accompagne de sensibles améliorations dans la qualité de leur vie. Mais ce qui à pu les pousser à rejoindre la heya à leurs tout débuts reste assez mystérieux pour moi. Je leur ai demandé, bien entendu, mais je n'ai jamais pu recevoir de réponse qui me convienne. Ils disent en général quelque chose dans le genre de « J'ai été recruté », et s'arrêtent là.

En dépit de la chaleur et de l'ouverture d'esprit dont les lutteurs ont fait preuve à mon égard, je n'ai pas pu aller réellement gratter sous la surface pour comprendre leurs motivations profondes. L'une des raisons en est, bien sûr, la barrière de la langue qui ruine notre communication. Ces gars parlent un sabir d'argot « jeune », de dialectes régionaux et de langage sumo qui me laisse perplexe quant à ce qu'ils peuvent se dire entre eux, et même parfois sur ce qu'ils me disent directement à mon attention.

Il y a aussi les énormes différences qui existent entre eux et moi. Bien sûr, il y a l'aspect physique, qui me fait parfois me sentir comme un alevin au milieu de poissons-chats, en particulier quand je revêt un mawashi et monte sur le dohyo. S'y ajoute le choc de cultures général, entre l'Américain que je suis et eux, tous Japonais – à l'exception d'un Mongol.

Il y a aussi les différences sociales. L'oyakata, quand je suis passé le voir, a insisté sur le fait que les lutteurs proviennent de toutes les couches sociales et éducatives. Et de fait, Kitamura a rejoint la heya après avoir fait du sumo universitaire dans une faculté très cotée et chère. Mais la plupart des gars dont je parle viennent de milieux ouvriers très différents de mes origines de classe (très) moyenne et studieuse.

Ces gars sont également des athlètes sérieux voire, pour certains, accomplis. Pour ma part, je n'ai pas eu une activité sportive depuis les matches de base-ball et les parties de foot en salle chez les scouts que je jouais avant qu'on ne fasse plus appel à moi – sans doute étaient-ils lassés de perdre par ma faute.

Et les lutteurs s'engagent sur plus de dix ans au profit de la heya, quand moi j'ai peur de m'engager pour un abonnement à Télé-Z.

Bien sûr, étant au sein de la heya pour écrire sur les lutteurs, leur sport et leur vie, il est de ma responsabilité d'aller au-delà de ces différences et de trouver la façon de les comprendre au mieux. J'ai d'abord pensé que de passer un maximum de temps avec eux me permettrait d'accéder à un certain niveau de confiance et d'y arriver, et dans une certaine mesure cela a porté ses fruits. Mais d'un sens, cela a été également contre-productif.

La technique habituelle d'un reporter est d'arriver comme une fleur dans ma vie des gens avec un carnet de notes et un temps limité, et de leur poser des questions. Si vous n'obtenez pas les réponses qui vous conviennent, vous les reposez en étant plus insistant, plus précis. En fait, vous continuez à poser des questions jusqu'à ce que vous obteniez une réponse satisfaisante, et si ça doit vous conduire à être en froid avec votre interlocuteur, ben tant pis. Après tout, vous recherchez des citations et des impressions, pas des nouveaux amis.

Mais dans la heya, bien que mon carnet de notes ait toujours été à portée et que j'y ais écrit constamment, je n'ai pas agi comme si j'étais là pour l'après midi. La collecte d'informations est surtout faite au cours de conversations pendant le dîner ou les pubs. Ce sont des conversations amicales plus que des interviews proprement dites. Et si je demande pendant le repas à un gars comment il est devenu sumotori et qu'il me répond « J'ai été recruté », je ne me sens pas en position de lui répondre « Allez, vraiment, pourquoi ? Pourquoi t'es tu laissé recruter ? ». Ce ne serait pas très amical.

Le meilleur moyen de parvenir à cette fin, me suis-je dit, serait d'attendre d'avoir quitté la heya puis de revenir pour une brève visite dans le seul but d'interroger les lutteurs sur leurs conditions d'entrée dans le sumo et ce qu'ils pensent de leur style de vie. Et donc, après ma visite à l'oyakata, je retourne à la heya pour m'asseoir avec quelques gars. C'est là que je recueille ce qui constitue mon vivier d'informations pour les « portraits de sumotori ».

APRÈS: Les brutalités dans le sumo

samedi, janvier 22, 2005

Entretien avec un Oyakata

oya-nofocs

A trois heures de l'après-midi, j'arrive dans le bureau de l'oyakata, l'endroit même où Usuda m'avait amené il y a quelques semaines quand j'ai emménagé au sein de la heya. J'aperçois l'oyakata en train de tamponner des papiers à son bureau à l'arrière de la pièce.

« Mon nom est Jacob », dis-je à la réceptionniste. « J'ai un rendez-vous avec Hanaregomo oyakata ».

elle me demande d'attendre et s'éloigne vers le fond de la pièce, où je la vois dire quelque chose à l'oyakata. Il lève les yeux et me fait signe de m'approcher.

« Bonne année » lui dis-je quand j'arrive à son bureau.
« Euh, bonne année », me répond-t-il, avec l'air d'avoir oublié que l'année précédente s'est achevée si récemment. Il me fait signe de m'asseoir sur la chaise en face de son bureau. « Vous vous êtes laissé pousser la barbe », dit-il avec un petit rictus.
« En fait, je me l'étais rasée avant de venir dans la heya. Je pensais revêtir le mawashi plus souvent et je n'ai jamais vu un sumotori avec une barbe... jusqu'à ce que je vois ce gros Européen à l'entraînement ce matin »
« Oh, vous y étiez. Vous devez parler de Kokkai. Il vient de Géorgie »

Pendant ce temps, la réceptionniste nous a apporté à chacun une tasse de café dans des gobelets en plastique. L'oyakata sirote le sien et s'allume une cigarette. Je ne touche pas au mien, en ayant bu au McDonald pendant que je vérifiais mes e-mails et au café tandis que j'attendais l'heure du rendez-vous. Je commence à lui poser mes questions sur la façon dont il est entré en sumo.

Il s'avère qu'il a eu pas mal de réticences au départ. A l'âge de 19 ans, il avait de belle manière intégré l'université dans sa ville natale de la préfecture de Yamaguchi, où il étudiait le droit et combattait dans l'équipe de judo, mais ses parents avaient d'autres plans le concernant.

« Ils m'ont dit 'essayes donc le sumo'. Je ne voulais pas, mais je n'ai pas eu le choix : ils m'auraient coupé les vivres et j'aurais du arrêter mes études ».

Je lui demande pourquoi ses parents voulaient tant qu'il devienne sumotori, tandis que la réceptionniste, ayant noté ma tasse de café toujours intacte, la remplace par une tasse de thé vert.

« Mon père adorait le sumo », dit-il, sans plus de précisions.

Il intégra la Hanakago heya, toute proche du lieu où il établirait plus tard sa propre heya, Hanaregoma. La vie en heya, me dit-il, était en fait plus facile que celle d'un athlète universitaire. A l'université, ses séances de judo étaient tout aussi intensives que l'entraînement du sumo, et il lui fallait passer autant de temps à s'occuper de son senpai et à faire la cuisine dans la villa collective de l'équipe de judo. Mais comme étudiant, s'y ajoutait le travail scolaire; comme sumotori, il passait ses après-midi à roupiller et ses soirées à se détendre avec les autres lutteurs.

Il passa douze ans au sein de la heya, finissant par atteindre le grade d'ozeki, un ozeki très populaire apparemment. A chaque fois que je dis à des gens ici que j'ai séjourné dans la heya dirigée par l'ancien ozeki Kaiketsu, il savent parfaitement de qui je parle et sont très impressionnés, pour autant qu'ils soient suffisamment âgés pour avoir suivi le sumo quand celui-ci était en activité dans les années 70.

lorsqu'il était Kaiketsu, l'oyakata était réputé comme un lutteur solide et très travailleur, m'apprit plus tard David Shapiro, un commentateur du sumo anglophone qui officier pour la télévision publique japonaise, et l'auteur d'un ouvrage sur le sumo. Kaiketsu perdit son grade d'ozeki après avoir connu la défaite dans toute une série de matches où il combattit blessé, mais demeure l'un des rares lutteurs à avoir pu reconquérir ce grade après l'avoir perdu. « Il s'est rendu célèbre pour avoir déclaré que d'abandonner sur blessure, c'est pareil que de faire exprès de perdre un match. La nation toute entière a adoré ».

a la fin de chaque tournoi, une série de récompenses sont décernées aux lutteurs de chaque divisions pour le plus de victoires, les meilleures techniques, etc. Kaiketsu emporta le kanto-sho, récompensant la combativité, sept fois au cours de sa carrière. J'ignore s'il s'agit d'un record, mais je n'ai pu trouver de lutteurs en ayant remporté plus.

En 1979, âgé de 31 ans, Kaiketsu prit sa retraite de lutteur et devint Hanaregoma oyakata. Il fonda sa propre heya deux ans après. Tous les oyakata ne possèdent pas leur propre heya – certains aident à l'entraînement des autres heyas ou ont des fonctions au sein de la NSK – mais tous les maîtres des heyas doivent être oyakata.

Je lui demande pourquoi il voulait avoir sa propre heya, et il me regarde avec l'air de penser que c'est la question la plus naïve possible. « Je savais, quand j'ai arrêté le sumo, que je voulais enseigner aux plus jeunes. C'est un sentiment très naturel, tout le monde l'a. Et même si vous ne pouvez fonder votre propre heya, vous voulez rester impliqué dans le sumo ».

l'Oyakata a même sorti un yokozuna des rangs de sa heya. Je l'ignorais à ce moment, mais l'un des oyakata venu à la heya en compagnie de ses lutteurs quelques semaines plus tôt – le plus enrobé, dont je disais qu'il avait une tête de voyou – est l'ancien yokozuna Onokuni, qui combattit dans les années 80.

Shapiro m'a dit plus tard que l'oyakata est maintenant réputé pour sa compétence en tant que chef du bureau des relations publiques de la NSK. Ce qui n'est pas sans inconvénients, car les pontes de l'association n'ont pas très envie de lui confier pour l'instant un poste moins prenant. « Il est si occupé qu'il lui est difficile de recruter et d'entraîner ses lutteurs comme il l'entend », me dit Shapiro.

Je demande également à l'oyakata comment il effectue son recrutement. Il me dit qu'il a des amis sur tout le pays qui lui donnent des noms pour sa heya. Il passe après au coup de fil ou à la visite

« Je recherche des gars de grande taille; je regarde s'ils ont déjà pratiqué des sports. Mais même s'ils n'en ont jamais fait, s'ils veulent vraiment faire du sumo, c'est bon pour moi. La chose la plus importante est qu'ils aient beaucoup de cœur à l'ouvrage ». malgré sa propre expérience – et en l'occurrence, également celle d'Haruki – l'oyakata me dit qu'il n'est pas intéressé par des lutteurs qui subissent des pressions parentales pour devenir sumotori. « Le choix doit venir d'eux mêmes ».

mais quand l'oyakata trouve quelqu'un qu'il veut vraiment voir rejoindre la heya, il y passe parfois des années, comme ce fut le cas de Kazuya, à essayer de le convaincre, me dit-il. « Je lui parle de l'existence du sumotori, comment elle le rendra plus fort ».

toutefois, dans le Japon d'aujourd'hui où tant d'autres voies bien plus faciles vers le succès existent, recruter de nouveaux lutteurs n'est pas chose facile. « Beaucoup de heyas, peu de gens à recruter. Tout le monde croit que la vie des sumotori est dure et épuisante, et ils savent qu'ils n'ont que peu de chances d'aller suffisamment haut pour devenir riches et célèbres ».

je me demande si la difficulté du recrutement peut varier en fonction de la situation économique. Peut-être, me dis-je, a-t-il été plus facile de trouver de nouveaux lutteurs au début de son règne d'oyakata, avant que la « bulle économique » japonaise ne montre tant d'autres voies plus faciles . Et maintenant, avec la récession économique, peut-être lui est-il à nouveau plus facile de recruter.

Mais ce n'est pas le cas « Ca n'a jamais été facile. C'était difficile à l'époque. Ca l'est encore aujourd'hui ».

Cela fait un peu moins de trente minutes que je parle à l'oyakata à ce moment, et j'ai déjà quasiment fait le tour de mes questions. L'oyakata, je le constate, est un homme peu bavard. Il réponds à mes questions de manière succincte, mais pas toujours de manière satisfaisante. Je ne suis toujours pas bien sûr de la façon dont il convainct les lutteurs à rejoindre sa heya, par exemple. Je lui ai égtalement demandé ce que ses lutterus font après leur retraite sportive. « Certains bossent en etreprises. D'autres créeent leur enttreprise » est sa réponse.

L'oyakata n'est pas cachottier, mais à coup sûr il est fumeux.

Je me creuse les méninges pour trouver des questions qui l'amèeraient à parler un peu plus. « Qu'est-ce que vous ressentez quand un de vos lutteurs gagne un match ? »
« « Quand quelqu'un a du succès, c'est merveilleux. Quand la défaite est au rendez-vous, c'est triste ».
« Et quand un de vos hommes progresse dans le banzuke ? », risqué-je, pour essayer de le pousser un peu.
« Je suis toujours heureux quand ils reçoivent une promotion. Mais je suis inquiet quand ils sont sur le déclin ».

Je décide de faire une dernière tentative pour l'amener à parler. « Comment sentez-vous vos lutteurs à l'approche du tournoi à venir ? »
« Tout le monde a eu de longues vacances », me répond-t-il. Les lutteurs viennent d'achever leur permission de 4 jours du Nouvel An. « J'ai vraiment le sentiment que personne ne travaille assez dur ».

je me rends compte que je n'en tirerai pas grand chose de plus, et décide d'arrêter là l'interview. Il ne me reste que deux questions que j'ai gardées pour la fin.
« Une dernière chose. Je me demandais quel pouvait être le changement d'ambiance dans la heya durant le tournoi. Croyez vous que je pourrai revenir quelques nuits de plus après le début de celui-ci ? ».
« Bien sûr » me répond-il avec aussi peu de réticence que si je lui avait demandé dix balles. « Il faut bien que vous compreniez une chose : il n'y a pas deux heya qui se ressemblent. La nôtre fait partie des petites – je veux dire, même l'immeuble est petit – et vous ne devez pas partir avec le sentiment que toutes les heya sont comme celà ».
« Bien pris. J'apprécie votre sollicitude ». Ca fait deux jours que je me mords les doigts d'avoir quitté la heya avant le début du tournoi et suis très content d'avoir l'occasion d'y retourner. Mais il me reste encore une dernière question à lui poser ».
« Voyez vous, il me reste une toute dernière question, si ça ne pose pas de problème ».
Hochement de tête.
« Comment vos enfants vous appèlent-ils ? »
« Pardon ? » répond-il, perplexe.
« C'est assez intéressant pour moi de constater que vous êtes né sous un nom, avez lutté sous un autre et êtes désormais connu comme l'oyakata Hanaregoma. Donc je me demandais par quel nom vos enfants vous appèlent ».

« Ils m'appèlent Papa »

APRÈS: Retour à la heya

mercredi, janvier 19, 2005

Une après-midi à Ryogoku

Une fois Usuda et le lutteur qu'il pourchasse disparus, je retourne vers le Kokugikan et m'engouffre dans le musée du sumo qui se trouve au sous-sol. Le musée est plus petit que ce à quoi je m'attendais : une unique pièce, avec des objets exposés le long du mur et une vitrine coupant la salle en deux.

Les objets exposés sont rangés dans un ordre chronologique, pour démontrer la persistance du sumo à travers les époques. Les premiers objets sont des copies de manuscrits des Kojiki, les chroniques du 18° siècle qui retracent les mythes fondateurs du Japon, et le Nihon Shoki, apparu quelques années après ce dernier, et donne la liste des premières dynasties du pays. Ces deux écrits furent rassemblés alors que le clan Yamato consolidait sa domination sur la plus grande partie du Japon central et occidental; les chroniques contiennent un récit qui légitime le contrôle naissant des Yamato sur la cour impériale, basé sur le modèle chinois.

Je ne puis lire les manuscrits exposés, mais remarque que certains passages en sont soulignés. J'imagine qu'ils doivent être ceux qui traitent des combats légendaires entre les dieux antiques du Japon, souvent cités comme source du sumo. Presque chaque ouvrage que j'ai pu lire sur le sumo tient ces combats antiques comme source originelle du sumo moderne.

Ces pages côtoient dans la vitrine des haniwa, statues mortuaires du Japon de la période Kofun (3° au 6° siècle). Cette ère tient son nom du « kofun », tumulus mortuaire, qui servait à l'inhumation de la proto-aristocratie nippone, avant que la crémation ne se répande avec l'arrivée du bouddhisme. Ces tumulus étaient surmontés de haniwa, statues d'argile pratiquement à l'échelle.

Les haniwa du musée sont apparemment censées représenter des lutteurs. Bon, je ne suis pas archéologue, mais la seule chose en elles qui puisse faire penser à des lutteurs sont leurs cuisses et hanches disproportionnées. Et d'autres haniwa que j'ai pu voir – représentant des soldats ou des femmes – avaient les mêmes hanches et cuisses disproportionnées.

Sur le mur d'en face, des peintures de gars joufflus en couche culotte attendant le signal du départ, un gyoji à leurs côtés, dans ce qui a vraiment l'air d'être un combat de sumo. J'arrive à déchiffrer suffisamment de la légende pour comprendre qu'il s'agit d'un exemple de combat de l'ère Heia (8° au 12° siècle). La légende ne semble pas donner de date à laquelle la peinture a été exécutée, mais mon opinion non érudite me fait penser qu'elle est antérieure à l'ère Edo. Je croyais que le sumo avait adopté la plupart des vêtements de cérémonie du sumo contemporain représentés sur la peinture durant l'ère Edo.

La vitrine suivante renferme des photographies de lutteurs célèbres du passé, des gravures sur bois de combats de l'ère Edo, de vieux banzuke, et pas mal de kesho mawashi richement brodés. La collection du musée se termine avec une file de portraits de chacun des 68 lutteurs qui ont atteint le rang de yokozuna ces quatre derniers siècles. Les seize premiers sont sur support bois; les autres sont pour la plupart des photographies, avec quelques peintures « photographiques » mélangées. Je ne reconnais que les quelques derniers : Akebono, les frères Takanohana et Wakanohana, le deuxième Hawaïen, né Samoan, Musashimaru et Asashoryu.

En fait, le rang de yokozuna n'existait pas avant la fin du 19° siècle quand la distinction fut accordée à des ozeki particulièrement talentueux. Les 1( lutteurs représentés sur le mur qui étaient en activité avant cette période se sont vu accorder cette distinction à titre posthume; les deux premiers sont des lutteurs légendaires dont la plupart des érudits du sumo considèrent qu'ils n'ont jamais réellement existé.

Après avoir jeté un oeil à ces portraits, je quitte le musée pour trouver un endroit où manger. Etant le centre de l'univers du sumo, Ryogoku fourmille de restaurants de chanko-nabe; un immeuble après la gare en a à chacun de ses huit étages, sauf le cinquième où l(on trouve un « Philadelphia Motor City Soul Bar ».

mais j'ai déjà eu mon content de chanko-nabe à la heya, et j'évite donc ceux-ci pour faire le tour de la gare. Je passe devant une pâtisserie décorée d'images de sumo et prétendant vendre une sorte de gâteau sumo, et m'arrête dans une librairie pour acheter un magazine donnant les noms et stats des grands lutteurs pour le prochain tournoi. Puis je file dans un fast-food nouillistique – il y a un calendrier sumo sur le mur – et commande un bol de soupe de nouilles avec un bouillon de miso, des travers de porc et un oeuf poché.

Pendant que j'attends, je jette un oeil au magazine. J'y apprend que le grand gars au visage grêlé est un Russe qui combat sous le shikona de Roho. Le gars trapu avec la barbe de trois jours est de Géorgie est son shikona est Kokkai, ce qui signifie « Mer Noire ».

je peux également identifier les lutteurs que les journalistes interviewaient en dehors du complexe sportif. Le premier était Chiyotaikai, l'un des deux ozeki actuellement présents sur le banzuke, dont j'apprends qu'il est menacé d'être déchu de son grade en cas de contre-performance sur ce tournoi. Celui qui a disparu avec Usuda est Hakuho, un Mongol de 20 ans qui a reçu une promotion à un rang inférieur au précédent tournoi et est décrit comme l'étoile montante du monde du sumo.

Une fois mes nouilles avalées, je m'arrête au McDonald du 8° étage du complexe chanko-nabe – sans doute le seul McDonald au monde à avoir un banzuke affiché au mur. Il y a l'Internet sans fil et je veux vérifier mes e-mails. Puis je m'assieds dans un café pour attendre l'heure de mon rendez-vous avec l'oyakata.

APRÈS: Entretien avec un Oyakata

lundi, janvier 17, 2005

Une matinée à Ryogoku

A sa naissance il y a un demi-siècle de cela, à la pointe sud de l'île principale du Japon, les parents de l'oyakata le nommèrent Teruyuki Nishimori. Comme lutteur, il adopta Kaiketsu comme shikona, le nom de combattant. Peu après sa retraite de lutteur en 1979 avec le grade d'ozeki, il fonda la Hanaregoma heya et fut donc connu comme Hanaregoma-oyakata, littéralement « maître Hanaregoma ».

Un seul homme. Trois noms. A l'instar des geisha, des acteurs de kabuki et autres pratiquants des arts traditionnels du Japon, les sumotori peuvent porter plusieurs noms le long de leurs vies et carrières. Un lutteur peut changer son nom pour marquer son ascension à un grade plus élevé, ou marquer une rupture claire avec une mauvaise passe dans sa carrière. Il peut adopter le nom de son mentor en signe de déférence. Ou encore, en ce qui concerne l'oyakata, il peut abandonner son shikona et prendre le nom de sa heya au moment de devenir oyakata.

Donc, il y a une quinzaine de jours, quand j'appelai le bureau de l'oyakata pour prendre un rendez vous pour passer le voir, je ne demandai pas si je pouvais parler à monsieur Nishimori. Je demandai si je pouvais parler à « maître Hanaregoma ». Ces changements de noms me fascinent. Je me demande comment les membres de sa famille l'appèlent. Ses enfants l'appèlent-ils aussi « oyakata » ?

Je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de converser avec l'oyakata durant mon séjour dans la heya. Les lutteurs ne passent que très rarement dans son appartement en dehors de brèves visites « protocolaires ». et, bien que je ne fus pas vraiment lié aux règles et coutumes régissant la vie des résidents de la heya, je ne me sentais pas à l'aise au point de m'incruster chez lui pour une conversation.

Mais je voulais lui parler de sa vision des changements ayant affecté le sumo depuis qu'il fait partie de ce monde, et de la façon de diriger une heya. Donc, juste avant de partir, j'ai demandé le numéro du bureau de relations publiques qu'il dirige à Ryogoku, au Kokugikan, le complexe sportif qui sert de QG à la NSK.

Quand je l'appelai, il m'invita à venir le lendemain, jour où Miki m'avait également invité à assister au conseil de promotion des yokozuna. A cette occasion, les « patriarches » de la NSK et d'éminents sponsors regardent les plus haut gradés s'entraîner ensemble pour se faire une idée de leurs performances à venir au prochain tournoi. Ce rassemblement doit également se tenir au Kokugikan, et je projète donc de me balader entre sa fin et ma rencontre avec l'oyakata.

Le matin suivant, alors que je prends le train vers Ryogoku, je reçois un appel du collègue de Miki, Usuda (que j'avais appelé précédemment Usaoa). Impossible de prendre l'appel, car au Japon, les gens ne tiennent pas de conversations téléphoniques dans les bus et les trains, c'est parfaitement impoli. Mais lorsque j'écoute le message qu'il m'a laissé, j'apprends que Miki ne pourra me rencontrer, et que c'est donc Usuda qui doit me prendre à la gare et m'emmener au Kokugikan à sa place.

Je rencontre Usuda à l'endroit exact où il m'avait pris pour m'emmener rencontrer l'oyakata quelques semaines plus tôt. « Comment ça va dans la heya ? », me demande-t-il alors que nous pénétrons dans le complexe.
« J'ai passé de bons moments. C'était très intéressant ».
« Oh, tu es déjà parti », me dit-il, l'air surpris.

Nous montons une rangée de marches à l'extérieur du bâtiment et pénétrons dans une vaste pièce au sol de terre battue, comportant un dohyo à chaque extrémité. Le dohyo à l'arrière de la salle n'est pas utilisé, mais d'innombrables rangées de sièges, posées sur une toile cirée, sont noires de monde, et font face au dohyo principal autour duquel se trouvent deux douzaines de lutteurs. Leurs mawashi sont blancs comme celui du sekitori, indiquant leurs grades élevés.

Devant les premiers rangs de chaises, juste en face du dohyo, des personnages à l'air important sont attablés. Une autre rangée de sièges fait face au dohyo, contre le mur; l'oyakata y a pris place, mais je ne le remarque pas tout de suite car il est en costume. Des photographes sont agglutinés sur une plate-forme surplombant les rangées de sièges, prenant des clichés sous un sanctuaire semblable à celui se trouvant dans la heya.

Usuda et moi-même prenons ce qui nous semble être les derniers sièges disponibles, juste derrière les hommes attablés. Les lutteurs sur le dohyo se font face, jettent leurs adversaire hors du dohyo, le balancent par terre. Je suis conscient qu'il y a là les tout meilleurs lutteurs. J'en étais venu à considérer le sekitori comme un personnage d'une importance presque irréelle au vu de la manière dont il est traité dans la heya. Mais dans la heya, je le comprends maintenant, c'est le gros poisson d'un petit marigot; ces gars-là sont les plus gros poissons qui soient.

Toutefois, à ma grande honte, je n'en connais absolument aucun. La dernière fois que j'ai vraiment suivi le sumo, c'était quand je vivais au Japon il y a cinq ans, et les lutteurs haut gradés étaient une génération tout à fait différente. Et même à cette époque je ne suivais pas le sumo de très près, me contentant des résumés de matches sur la NHK pendant les tournois.

Je sais qui étaient les yokozuna à l'époque : Akebono, l'Hawaïen, et les frères Takanohana et Wakanohana, dont la heya, Futagoyama était à deux pas de l'endroit où j'habitais. Je voyais souvent les lutteurs de cette heya venir faire leurs courses au supermarché local, et nous lavions souvent notre linge en même temps au Lavomatic. Pour tout dire, quand j'ai mis les pieds pour la première fois dans la Hanaregoma heya il y a quelques semaines, la senteur de l'huile parfumée m'a donné quelques bouffées de nostalgie.

Mais je n'ai pas franchement réussi à rester au courant de qui sont les stars actuelles du sumo, et n'ose pas trop le demander à Usuda, qui griffonne avec énergie sur son calepin pour noter les vainqueurs des combats et la technique, ou kimarite, employé. Lequel est le Mongol Asashoryu ? Je me pose la question. Et lequel est Kaio, celui qu'on présente comme un sérieux prétendant au grade de yokozuna ?

Mais la question la plus difficile se révèle être : d'où viennent tous ces gars ? J'ai l'impression que pratiquement un quart des lutteurs présents sur le dohyo sont de grands blancs costauds. J'ai entendu dire qu'il y a une palanquée de lutteurs issus de l'ancien bloc de l'est, mais c'est quand même un choc de les voir en vrai. Avec leurs doubles mentons et leurs gros bides, quelques uns ressemblent à des camionneurs américains en couche culotte et chignons. L'un est un géant blond au visage grêlé. Un autre, le teint clair et les cheveux sombres, semble presque aussi large que haut et arbore une barbe de trois jours. Au premier abord, il est très surprenant de voir ces gars sur le dohyo, face aux lutteurs japonais et leurs cadets Mongols, effectuer les mêmes gestuelles que j'ai vues pratiquer chaque matin à la heya.

Mais à force, je cesse de faire des différences. Ils combattent tout aussi bien que les lutteurs asiatiques et la variété des kimarite qu'ils emploient est tout aussi étendue. Chaque match – qu'un lutteur blanc y soit ou non représenté – semble se terminer de manière différente. Parfois le gagnant pousse son adversaire hors du cercle sacré en employant la force brute. Parfois il l'amène au bord et soulève par le mawashi. Parfois il crochète la jambe de son adversaire et le jette au sol.

A ma grande honte, une part non négligeable de combats se terminent sans que je puisse dire comment. Ils ne durent bien souvent que quelques secondes, me laissant perplexe sur ce qui s'est réellement passé. Le sumo, m'a-t-on dit, est un sport de connaisseurs. Un véritable fan de sumo connaît tous les kimarite par leur nom, et connaît les points forts techniques de chaque lutteur. Usuda note chaque kimarite utilisé car c'est là quelque chose que ses lecteurs veulent savoir.

Tout comme dans la heya, la session d'entraînement entre les lutteurs s'achève par quelques tours de butsukarigeiko. Puis les sièges se vident et Usuda bondit hors de la salle, sans doute pour aller interviewer un lutteur.

Je me balade dehors, passant devant des rangées de journalistes qui attendent devant l'entrée d'un vestiaire. En bas des escaliers, une foule de reporters, photographes et cameramen font le pied de grue. Un lutteur descend et est rapidement assailli par des journalistes. Je me joins à la foule, essayant d'attraper au vol ce qui peut bien se dire, mais je suis trop éloigné. Puis un second lutteur descend, et la plupart des journalistes se ruent sur lui. Dans l'intervalle, des voitures de maître passent devant nous; derrière les vitres teintées, je peux distinguer les hommes qui se tenaient devant nous à la table des délibérations.

Je reste à l'écart d'Usuda pendant qu'il cherche à obtenir des interviews. Il suit un lutteur hors du complexe, jusqu'au trottoir où il reste à chercher un taxi. Il fait froid – je suis emmitouflé dans un pull en laine et une grosse écharpe, mais le lutteur ne porte qu'un fin kimono et une paire de sandales, ses genoux et mollets étant laissés à la morsure du froid. Abandonnant finalement l'idée du taxi, le lutteur se dirige vers la gare en compagnie d'Usuda. Je rebrousse alors chemin et les regarde disparaître au bout de la rue.

Il faut que je sache qui étaient ces gars.

APRÈS: Une après-midi à Ryogoku

vendredi, janvier 14, 2005

Le Pride

Le lendemain du bon-en-kai, je suis assis à ma place habituelle derrière le kashira, quand l’oyakata fait son entrée et s’assied sur son coussin. Après avoir approuvé de la tête aux déférences des lutteurs, il se tourne vers moi.

« Vous partez aujourd’hui ? », me demande-t-il.
« C’est exact ».
« Vous savez, vous êtes encore le bienvenu. Vous l’avez bien compris, n’est-ce pas ? »

L’oyakata a eu beau m’offrir de rester aussi longtemps que je le désire, je n’ai jamais vraiment pensé qu’il veut que je reste encore. J’imagine qu’il essaye juste d’être poli, et que je suis supposé décliner l’offre. Cela fait bientôt treize nuits que je suis ici et j’ai un peu peur d’abuser de l’hospitalité. Ce n’est pas seulement vis à vis de l’oyakata que j’ai peur de m’imposer ; la plupart des lutteurs, à l’exception des plus gradés, me font la cuisine et le ménage et je m’imagine qu’ils doivent être fatigué d’avoir une bouche inutile à nourrir dans le coin.

Mais même si ça ne le gêne pas que je reste, il est désormais trop tard pour moi pour faire marche arrière. J’ai déjà trouvé un endroit pour me loger pendant la quinzaine suivante, ayant prévu de rester sur Tokyo pour une partie du tournoi de Janvier. Et j’ai quand même hâte de prendre des petits déjeuners et d’avoir ma dose de café.

Mes bagages sont longs à faire ce matin, et je ne descends donc pour le déjeuner qu’après que la majeure partie des lutteurs aient déjà mangé. J’emplis mon assiette avec les reliefs du repas et m’empiffre tandis que les lutteurs quittent peu à peu la table, me laissant seul au bout du compte. Je finis, puis vais donner mon assiette dans la cuisine – ils ne me laissent toujours pas laver mes propres plats – puis attrape mes bagages, fait mes adieux et m’en vais.

Je repasse à la heya quelques jours plus tard, le soir du Nouvel An. Murayoshi m’a dit que les lutteurs mangent des nouilles ensemble en cette occasion – une belle manière de commencer l’année – et m’a invité à venir.
« Vous les mangez à minuit ? » lui demandé-je au téléphone.
« Oui, minuit », me répond-t-il. Ou du moins c’est ce que je pense avoir compris. Vers 9h30 ce soir-là, alors que je m’apprête à aller à la heya, mon téléphone sonne. C’est Murayoshi.
« Ou est-tu ? »
« A la gare de Shinjuku. J’arrive ».
« C’est l’heure de manger », me dit-il.

J’air peur que les gars ne m’attendent avant de manger leurs nouilles. Mais quand j’arrive, tout le monde a fini depuis longtemps. Allongés sur le sol de la salle commune, ils regardent des combats télévisés ou jouent à des jeux vidéos. Iki est aussi présent, en train de sommeiller sous une bande dessinée.

Hiroki disparaît dans la cuisine et revient environ dix minutes plus tard avec un bol de mouilles de sarrasin plongées dans un bouillon salé de carottes et de daikon bouilli, avec une crevette sauce tempura sur le dessus. Haruki m'amène une table et je mange mes nouilles, mal à l'aise de les avoir contraint à me préparer une autre plâtrée de nouilles juste pour moi. En outre, je regrette d'avoir manqué la dégustation collective.

Pendant mon repas, je regarde les matches de Pride à la télévision, diffusés en direct de Saitama, la préfecture voisine au nord de Tokyo. Le Pride, à l'instar des matches de K1 retransmis d'Osaka le même soir, oppose dans des combats libres des combattants venus de divers disciplines de combat. On peut avoir un combattant de boxe thaï opposé à un coréen pratiquant le taekwondo, ou un boxeur américain contre un moine shaolin.

Ces combats ont leur fans dans le monde entier, mais ils sont extrêmement populaires au Japon, comme l'est la lutte pro américaine. Le Japon a sa propre fédération de combat libre, que certains des lutteurs de la heya suivent avec assiduité. Un jour, quand j'étais encore là, Murayoshi disparut après l'entraînement pour passer l'après midi au milieu des combattants pro dans une fête de nouvel an au profit des plus grands fans. Il en revint des étoiles dans les yeux.

Je suis surpris qu'ils regardent le Pride plutôt que le K1, étant donné que le K1 offre ce soir un match spécial Nouvel An entre un ancien grand sumotori et un brésilien spécialiste de jiu-jitsu. Le sumotori est l'ancien yokozuna Akebono, premier non-japonais à avoir atteint le grade suprême du sumo. Il a rejoint le K1 quelques années après s'être retiré du sumo; la rumeur veut qu'il ait eu des dettes à rembourser. Mais il lui reste encore à gagner un match (et de fait ce n'est encore pas le cas ce soir), ce qui explique probablement pourquoi les lutteurs ne le regardent pas combattre.

j'ai presque fini mes nouilles quand Murayoshi, en short, apparaît dans la salle commune et me dit « tu es en retard, Jacob »

je lui fais mes excuses et, après avoir fini mes nouilles, passe lui rendre visite dans sa chambre à l'étage. Seul, il regarde également le Pride, qui s'achève environ 15 minutes avant minuit. Ensuite, il zappe furieusement entre les différents programmes de fin d'année.
« Lequel vais-je regarder pour minuit ? », se murmure-t-il.

Il choisit finalement un programme où figurent « 99 », le même duo comique qui avait fait une série de tours à la pop-star Nakai, à Noël. Pour Nouvel An, le plus débile des deux, un petit bonhomme dont beaucoup disent qu'il ressemble à un singe, s'est habillé d'un manteau traditionnel japonais, un bandana sur le front. Je ne vois pas très bien quelle sorte de personnage il veut interpréter ; en ce qui me concerne, il ressemble au serveur d'un restaurant « traditionnel ».

l'acteur secoue ses épaules, en une sorte de danse de macho tandis qu'une rangée de percussionnistes tape sur des tambours et que le compteur de l'écran fait défiler les secondes avant minuit. A zéro, le comédien frappe sur un énorme gong, tandis que des feux d'artifices s'embrasent à l'horizon.

j'échange les vœux avec Murayoshi, puis pars pour mon nouvel appartement, en espérant ne pas rater le dernier train.

Le dimanche suivant, je reçois un appel de Miki. Je lui ai envoyé un e-mail avant la nouvelle année pour le remercier d'avoir arrangé mon séjour au sein de la heya et lui dire que j'en suis parti.
« L'oyakata m'a dit que tu aurais pu rester plus longtemps ».

Je suis sur le point de lui dire que cela ne devait être que de la politesse, mais me ravise en me disant qu'une telle réponse serait particulièrement déplacée. « Je suis resté tout le temps nécessaire pour mon étude », lui dis-je à la place.

Miki m'invite à dîner au Ryogoku, où la NSK tient son quartier général, le mardi suivant. Après m'avoir dit qu'il me rappellerait, il raccroche.

Désormais certain que l'oyakata était sincèrement d'accord que je puisse rester plus longtemps, je regrette amèrement d'avoir quitté la heya. Je suis particulièrement désolé de ne pas être présent durant le tournoi à venir. La performance des lutteurs en tournoi détermine leur rang, avec des conséquences palpables sur leur qualité de vie. J'aurais aimé sentir comment l'atmosphère de la heya se trouverait modifiée avec tant de choses en jeu, et il me semble désormais que ce ne sera jamais le cas.

Peut-être devrais-je essayer de revenir.

APRÈS: Une matinée à Ryogoku

mercredi, janvier 12, 2005

Portraits de sumotori 3

HARUKI, LE YOBIDASHI
haruki
Quand Haruki eut quatre ans, sa famille émigra de Pékin, où il était né, vers Tokyo. Son grand-père paternel était japonais, et ses parents pensaient qu’ils auraient de meilleures opportunités de s’offrir une belle vie au Japon. En quelques années, ils ouvrirent un restaurant chinois dans la banlieue nord de la ville, où un ami du kashira venait manger souvent. Par l’entremise de celui-ci, ils firent la rencontre de l’oyakata, qui offrit à Haruki une place au sein de la heya dès qu’il aurait atteint l’âge minimum.

Haruki n’a jamais voulu rejoindre la heya. « Ce sont mes parents qui ont décidé », dit-il. « Je n’ai pas eu un mot à dire ». Ses parents adoraient le sumo, me dit-il, et ils voulaient qu’il devienne lutteur. Et bien qu’il ne le suggère qu’à mots couverts, ils devaient également se demander quoi faire de Haruki, dont le dégoût pour toute forme de travail scolaire devait leur causer bien du souci. « Je détestais l’école », me dit-il, « je n’ai jamais étudié ».

Mais à mesure que Haruki grandissait, ses chances de pouvoir devenir lutteur s’amenuisèrent. Sa croissance s’arrêta et son métabolisme ressemblait à celui d’une chaudière, brûlant les calories plus vite qu’il ne pouvait les consommer, le laissant sec comme un coup de trique. Il semblait encore moins fait pour le sumo que pour la vie scolaire.

L’oyakata, toutefois, était résolu à tenir sa promesse. Il avait accepté d’accueillir Haruki au sein de la heya et demeurait apparemment déterminé à le faire. « Il m’a dit, ‘si tu ne peux pas devenir lutteur, sois un yobidashi’ », se souvient Haruki. Et donc l’an dernier, au mois d’avril, après qu’il eût fini son collège, le jeune garçon rejoignit la heya pour entamer sa carrière d’annonceur du sumo.

Haruki me dit qu’il détestait le sumo quand il est entré dans la heya, mais il a appris à en aimer les membres et est simplement indifférent au sport désormais. « Je n’aime pas ça, mais c’est toujours mieux que les études ».

A l’instar des lutteurs, les yobidashi ont une hiérarchie, déterminée pour l’essentiel par leur ancienneté. Comme yobidashi novice, Haruki annonce les matches de tournoi entre les lutteurs les plus mal classés qui combattent tôt le matin. Les yobidashi jouent aussi du tambour chaque matin de tournoi quand les combats débutent, balayent le dohyo entre les combats, et déploient les bannières portant les logos de compagnies qui offrent des primes aux gagnants de certains matches.

« Ce n’est pas un travail difficile, mais c’est intimidant », me dit Haruki, « je déteste être debout devant tant de gens ».

Entre les tournois, les responsabilités d’un yobidashi se réduisent quasiment au néant. Il peut avoir à participer à la confection d’un dohyo d’entraînement ici et là, et c’est à peu près tout. Donc il se lève, assiste un peu à l’entraînement matinal, balaye l’entrée, attend le déjeuner, fait un somme, fait un peu de ménage, prend son dîner, puis lit des bédés et joue aux jeux vidéos avant d’aller se coucher. Ce qui somme toute est à peu de chose près le régime de vie des lutteurs, la lutte en moins.

APRÈS: Le Pride

lundi, janvier 10, 2005

Le Bon-En-Kai

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Me voici donc, seul dans la chambre à l’étage, en train de fureter dans les photos d’Iki. Alors que je suis sur le point de les reposer et de regagner mon petit coin, je remarque l’image plastifiée collée sur sa mallette métallique. On dirait une publicité, qui le met en scène en train de tenir une bouteille de champagne et d’effectuer une variante de sa pose de « geisha boy ». au moment où j’essaye de déchiffrer les idéogrammes de la photo, j’entends du monde monter les escaliers. Je me précipite sur mon couchage et m’étends, faisant mine de lire un livre.

Le kashira fait son entrée, suivi d’Ishikawa toujours en mawashi et porteur d’une pile de vêtements du premier, pliés impeccablement. Ishikawa place doucement les vêtements sur un tapis au sol, tandis que le kashira s’assied et allume une cigarette. Il me demande ce que je suis en train de lire.

« c’est un livre sur la boxe ». Il répond d’une phrase en japonais qui peut se traduire littéralement par ‘ça pue comme un vieux’. Il veut dire que mon bouquin a l’air sérieux, quelque chose que seul un ancien pourrait lire.

« C’est assez intéressant », lui réponds-je.

Le kashira grommelle, mais Ishikawa l’interromps. « le kashira a des armoires pleines de livres sérieux », me dit-il.

Puis le kashira me demande si j’ai déjà vu un film de yakuza. Je lui cite quelques-uns uns des films de Kurosawa que j’ai pu voir, mais ce n’est pas la réponse qu’il attend. « Vous connaissez Akira Kobayashi ? », me demande-t-il.
Devant ma réponse négative, il me cite un titre de film qu’il pense que je devrais voir. Pendant ce temps, il s’est débarrassé de ses vêtements pour aller se baigner, et ne porte plus qu’une serviette autour de la taille. Il disparaît derrière la porte coulissante et je replonge dans mon bouquin. Peu de temps après, Iki est de retour. Il se déshabille rapidement, s’enroule d’une serviette et descend au rez-de-chaussée.

Il faut que je vous dise qu’il y a quelques interdits que je doit respecter au sein de la heya, en tant qu’invité. L’un est que je ne peux être assis avec les pieds faisant face au dohyo. Et un autre est que je ne peux aller me baigner avant que l’oyakata, le kashira et le sekitori n’y soient eux-même allés. Ils préfèrent aller se baigner seuls – ou, dans le cas du sekitori, avec un tsukebito – et nul n’oserait contester ce privilège à aucun d’entre eux. Mais en l’espèce, il semble que c’est exactement ce que Iki vient de faire, en y allant précisément durant le bain du kashira. Comment peut-il s’en tirer comme cela ? Je me pose encore la question. Il est facile de s’imaginer qu’il fait partie du crime organisé ; peut-être est-il un membre de l’élite des yakuza, dont la position surclasse celle de tout autre membre de la heya.

Il revient dix minutes après, remettant les habits dans lesquels il était arrivé : short écossais et T-shirt rouge sur lequel est brodé, en caractères blancs, le mot ‘AI’, ce qui veut dire ‘amour’. Il y avait écrit ‘DAVID’, mais il a enlevé le D,V,D, me dit-il.

Une fois qu’il s’est assis, je montre du doigt son attaché-case avec cette étrange publicité et lui demande « Est-ce vous ? »
« Oui », me dit-il, en pointant les deux premiers caractères chinois en haut de la page.
« Je ne sais pas lire cela », lui dis-je.
« Baishu », me lit-il. Je lui réponds que j’ignore ce dont il s’agit.
« La lessive, tu vois ? ». Je crois, en effet. « Lessive » est aussi le diminutif pour « Pays de la Lessive », aussi connu comme « Les Bains Turcs ». C’est une forme de prostitution existant au Japon, qui consiste à se faire récurer le corps par une femme nue et recouverte de mousse. J’ignore précisément ce que cela peut impliquer d’autre, je ne peux qu’imaginer les choses les moins ragoûtantes.

Mais avant qu’il n’ait pu m’expliquer ce que lui et sa bouteille de Moet font là dedans, le kashira fait son entrée. Iki arrête ses explications et devient silencieux. Une certaine tension règne dans la pièce, et j’ai vraiment envie de sortir. Maintenant que le kashira est hors de la salle de bains, je sais que je peux aller me baigner et me mets donc à la recherche de ma serviette, que je n’arrive pas à trouver.

Je finis enfin par la trouver, enroulée autour de la taille d’Iki ; il a du la piquer sur la pile de mes vêtements avant d’aller se baigner. Je partagerais sans problèmes ma serviette avec n’importe quel autre lutteur de la heya, mais je ne peux que penser aux maladies honteuses dont peux souffrir Iki. Fort heureusement, le kashira finit par me demander ce que je cherche et, devant ma réponse, ordonne à Ishikawa d’aller m’en chercher une propre.

Après mon bain, je descends en bas pour aller goûter le mochi préparé par les lutteurs. Sans conteste, c’est le meilleur que j’aie jamais mangé : frais, tout chaud, moelleux sans être caoutchouteux. L’épouse du kashira, sa fille et un de ses petits-fils ont œuvré avec un ami de la famille, moulant le mochi en des boules oblongues et le découpant en morceaux. Ils le servent sous des piles de daikan moulu, de haricots noirs sucrés, de poudre de soja doux et de natto. Tout, sauf le natto que j’évite, est délicieux. Bien calé, je remonte pour passer le temps en attendant le bon-en-kai, pendant que les lutteurs font la sieste.

Le bon-en-kai est comme une soirée de Nouvel An, sauf que cela ne tombe pas au Nouvel An. Le nom signifie littéralement « Oublies la soirée du Nouvel An », et si l’on considère ce que l’on ingurgite lors d’un bon-en-kai typique, on risque en effet d’oublier une bonne partie de l’année.

L’une des raisons pour lesquelles je reste au sein de la heya plus longtemps que je ne l’avais envisagé est d’être présent pour le bon-en-kai. Au départ, l’oyakata m’a dit que pour avoir les impressions que je recherchais, une dizaine de jours seraient suffisants. Il a ajouté que je pourrais rester plus longtemps si je le désirais, mais j’ai compris cela comme une forme de politesse. Donc je pensais quitter la heya deux jours après Noël, ce qui m’aurait fait dix nuits.

Puis, vers la fin de mon séjour, les lutteurs ont commencé à me demander si je serais là pour le bon-en-kai, me disant que ce serait sympa. J’étais flatté qu’ils souhaitent que je sois présent, et me dit qu’il serait pas mal de les voir en dehors du contexte de la heya, avec un petit peu d’alcool dans le sang. En outre, j’y voyais un bon moyen de conclure cette expérience. Quand je demandai à l’oyakata si je pouvais rester quelques nuits de plus, il m répondit « Pas de problèmes ».

Une fois les lutteurs éveillés de leur sieste, ils commencent à s’habiller en vêtements de sumotori – sous-vêtements, kimonos, ceintures – en prélude à la soirée ; Iki se change aussi, dans une costume gris brillant, une chaîne en or autour du cou, en dessous de sa cravate. Cela fait une heure qu’il s’acharne sur ses téléphones portables, sans que je comprenne bien ce qu’il fait, mais je l’entends prononcer pas mal de diminutifs féminins : Tomoko-san, Hiromi-san, Etsuko-san. Peut-être est-il en train de rechercher des hôtesses –ou des strip-teaseuses – pour le bon-en-kai, me dis-je. Peut-être vais-je enfin comprendre ce que ce gars fait ici.

Je suis le troupeau hors de la heya, au point de rendez-vous convenu, près de la gare. Il s’avère qu’il s’agit d’un snack-bar au sous-sol d’un centre commercial. Les snacks-bars du Japon ne sont pas des revendeurs de hot dog et de soda, mais plus de petits bars, avec une clientèle principalement masculine. Ils sont en général pourvus de karaokés avec une large sélection de ‘enka’, des chansons mélos d’amour perdus et de rêves brisés. Un enka très populaire a par exemple comme refrain ‘laisses moi gagner de l’argent avant de me quitter’.

Les snacks bar sont en général tenus par de belles, bien qu’âgées, propriétaires et parfois par un personnel plus jeune et soigneux. Le snack où nous nous trouvons est, lui, vide, loué pour la soirée de la heya : l’endroit rêvé pour une orgie sumoïstique que je soupçonne Iki d’avoir préparé.

Nous pénétrons dans le petit bar. Je jette un oeil au long canapé en vinyle qui court sur toute la longueur du bar, en-dessous d’un grand miroir. Hiroki et Batto s’asseyent à mes côtés à une table. Un karaoké se trouve en face du bar, décoré à l’hawaïenne.

Personne ne parle. Un gars en chemise blanche et cravate noire sort de la cuisine et place quelques assiettes de sushi sur les tables. Je m’assieds confortablement, attendant que la folie commence.

Puis, soudain, tout le monde se lève. ‘Otsukarisandegozaimasu !’, gueulent-ils tous ensemble à l’entrée de l’oyakata. Tenant son petit-fils par la main, il arrive encadré par son épouse et sa fille. La soirée devrait être bien plus calme que ce à quoi je pouvais m’attendre.

Et en effet, elle l’est. Non seulement ils n’y a pas de putes, mais les lutteurs boivent à peine, la plupart sirotant un thé oolong après s’être enfilé leur bière réglementaire, pendant laquelle le sekitori exprime à chacun son souhait de le voir avancer dans le banzuke.

Mais cette fête me donne effectivement le sentiment d’achèvement que je recherchais. C’est en quelque sorte la réunion de tous les personnages que j’ai rencontrés ces deux dernières semaines. Tout le monde est présent : les lutteurs, le coiffeur, le gyoji chauve, le yobidashi venu aider à la confection du dohyo.

Le kashira converse avec le sekitori, qui tapote machinalement avec un éventail sur la nuque de Kazuya. Murayoshi sermonne Hiroki parce qu’il chante trop bas, de la même façon qu’il le faisait pour lui reprocher la veille de s’être fait projeter au sol à l’entraînement. « Je suis désolé » réponds Hiroki avec déférence. Je regarde Iki passer de tables en tables, bavassant avec tout le monde, servant des boissons, jouant avec le petit-fils de l’oyakata.

Finalement, mon tour vient de chanter au karaoké. Je demande ‘back in the USSR’ et occupe la scène, massacrant le ‘Georgia’s really on ma-ma-ma-ma-ma-ma-mind’. Après ma chanson, Moriyasu m’appèle à la table du kashira, qui essaye de me donner une liasse de billets de 1000 yens pliés ensemble. J’avais remarqué qu’il donnait quelque chose aux lutteurs après leurs chanson, mais ne pouvait dire quoi.

« C’est pour quoi faire ? » demandé-je à Moriyasu.
« Pour les chansons. Tous ceux qui chantent reçoivent de l’argent. Cela fait partie du bon-en-kai »
« Je ne peux pas accepter »
« Mais si, tu peux. Tu dois, tu as chanté »
« Désolé, c’est impossible ». Moriyasu a l’air blessé. Il laisse tomber, mais le kashira me tend à nouveau les billets. « C’est pour les chansons »
« Merci, mais je suis désolé, je ne peux accepter »
« Pourquoi ? », me demande-t-il, intrigué.
« Je suis journaliste », lui dis-je, plus grandiloquent que je ne veux en avoir l’air. Le jeune gyoji, Kichijiro, parvient à lui expliquer ce que cela implique, et on me laisse en paix.

« Mais je vais prendre un peu de ça », dis-je, en montrant la bouteille de sho-chu qu’ils sont en train de partager. Le kashira m’en verse une rasade, qui s’avère être une liqueur semblable à une vodka allongée au café. C’est excellent.
Je passe le reste de la soirée à boire du sho-chu avec le kashira, Kichijiro et Ishikawa, écoutant les lutteurs chanter des chansons populaires, tandis que les plus vieux entonnent des enka de solitude et de désespoir. Puis nous revenons tous à la heya.

APRÈS: Portraits de sumotori 3

samedi, janvier 08, 2005

Portraits de sumotori 2

KAZUYA
kazuya
Quand je suis passé voir l’oyakata l’autre jour, il m’a dit que de convaincre des lutteurs potentiels de rejoindre sa heya était rarement chose aisée. « On leur parle longtemps, pas juste une fois ou deux, mais encore et encore. Ca peut prendre un an ou deux avant qu’ils n’arrivent ».

Il semble que cela ait été le cas avec Kazuya. Sa route a croisé celle de l’oyakata pour la première fois quand il a eu son bac. Il était un très bon joueur de badminton à l’époque. Il accepta l’invitation de l’oyakata de venir dans la heya quelques jours, mais ne fut pas convaincu. On lui offrait une place dans l’équipe de badminton universitaire de la faculté qu’il souhaitait intégrer, et il avait envie d’accepter. (Oui, je sais, j’ai dit « Badminton universitaire ». Ne riez pas : c’est un sport olympique dans lequel les voisins asiatiques du Japon excellent).

Il entra à l’université. Comme beaucoup d’athlètes universitaires, il vivait dans des dortoirs, pour être plus proche de ses coéquipiers et avoir plus de temps pour l’entraînement et pour lui. Mais l’oyakata était tenace. Il implora Kazuya de revenir encore une fois dans la heya, ce qu’il fit l’hiver dernier pendant les vacances du Nouvel An. Et cette fois-ci, en regardant les lutteurs à l’entraînement matinal, il décida de changer d’orientation.

« Quand j’étais petit, je pensais que le sumo, c’était sympa. Puis, quand je suis venu ici et que j’ai vu comment ça se passait, je me suis dit ‘wow, c’est vraiment sympa’. Ce n’est pas comme de la lutte pro ; c’est du vrai, authentique combat ». Avec la bénédiction de son père, un maçon, et de sa mère, il quitta sa ville natale de Fukuoka, sur l’île méridionale de l’archipel nippon, laissant également derrière lui une sœur hôtesse de bar et un frère toujours à l’école.

Il ne fut pas trop difficile pour Kazuya de s’adapter à la vie de sumotori. Comme athlète universitaire, il se levait tôt le matin, pour endurcir son corps me dit-il. Il faisait les courses et la lessive pour ses deux senpai – un pour chaque année au-dessus de lui – et donc rien, y compris d’être tsukebito du sekitori, ne lui est étranger.

Il aime la camaraderie que la vie de sumotori offre, dit-il. Il aime vivre avec un groupe de gens qui travaillent tous avec le même but. Mais il aimerait avoir un peu plus de temps pour lui-même. « Je n’ai pas le temps de m’amuser. Je n’ai même pas le temps d’avoir une petite amie ».

En plus de son programme d’entraînement et de ses responsabilités professionnelles en tant que lutteur débutant et tsukebito rattaché au sekitori, il finit son université par l’entremise de cours par correspondance. Sans diplôme universitaire, dit-il, il sait qu’il lui sera difficile de trouver du travail quand il quittera le sumo. Il aimerait devenir professeur de sport quand il se retirera.

APRÈS: Le Bon-En-Kai

vendredi, janvier 07, 2005

Portraits de sumotori 1

HIROKI ET TATSUYA, LES FRÈRES TAKEMURA
takemura
En dehors des quelques mois passés à être un piètre judoka au collège, Hiroki n’a jamais vraiment fait de sport, dit-il. Mais il n’a jamais vraiment eu de bonnes notes : il a du faire des cours de rattrapage estivaux en maths et sciences physiques pour avoir son brevet, et dès ses premiers mois au lycée, il était déjà en grand danger d’échec. Même ses notes en japonais, littérature et histoire, seules matières qu’il aimait, ne suffisaient à remonter sa moyenne. Il était déjà costaud, atteignant le mètre quatre vingt et pesant presque 120 kilos avant même de commencer au sein de la heya.

Son professeur de sport de l’époque, dans la préfecture de Hyogo, tout près d’Osaka, appartenait au réseau d’amis et de fans de l’oyakata, dont ce dernier se sert pour repérer de nouvelles recrues potentielles. Un jour, son professeur lui demanda s’il aimerait devenir un lutteur de sumo. Il n’avait jamais pensé devenir sumotori, mais il aimait pas mal le sport. « Pourquoi ne pas essayer ? » lui suggéra son professeur, et il se dit qu’il pouvait le faire.

Son père – charpentier sur des chantiers immobiliers – et sa mère étaient opposés à cette idée. Il avait 16 ans et ils ne voulaient pas qu’il laisse tomber l’école et quitte la maison. Mais lui et son grand-père – grand fan de sumo devant l’Eternel – s’unirent pour convaincre ses parents de le laisser rejoindre la heya.

Désormais âgé de 23 ans, il semble assez mitigé sur le destin qu’il s’est choisi. Il lui est difficile de s’entraîner tous les matins, et chaque tournoi requiert une énorme dose de motivation. La victoire est belle, me dit-il. « Mais la défaite est horrible. On peut se retrouver face à un gars énorme qui va tout simplement te balancer au sol. ».

Son destin de sumotori n’est pas tendre. Après sept ans au sein de la heya, il est toujours coincé en jonidan, le deuxième rang le plus bas. « Je veux juste progresser » me dit-il. Il lui faut emporter cinq des sept matches sur lesquels il va s’aligne ce mois-ci pour rejoindre le niveau suivant, celui des sandanme. En sandanme, il pourra porter des sandales souples, refermer son kimono avec une ceinture plus colorée, et mettre un manteau quand il sort dehors en hiver. Il pourrait même monter à l’étage dans la petite pièce que je partage avec les lutteurs les mieux classés. Mais il n’est pas très optimiste sur ses possibilités de remporter suffisamment de victoires.

Ses projets d’un avenir plus lointain sont bien plus confus que son objectif de promotion à court terme. Il ne s’est pas posé beaucoup de questions sur les conséquences de l’arrêt de ses études avant qu’il ait dépassé la vingtaine, quand il s’est enfin demandé ce qu’il pourrait bien faire le jour où il arrêterait le sumo. Ayant travaillé, plus jeune, sur des chantiers de construction durant les vacances estivales, il s’est dit qu’il pourrait toujours recommencer quand il quitterait le monde du sumo. « On ne peut pas faire grand chose au Japon sans avoir fait d’études, mais il reste toujours la construction ou les métiers manuels. Mais actuellement il n’y a pas tellement de travail dans cette branche, et quand on décroche un job, il est payé au lance-pierre ».

Son rêve est de pouvoir ouvrir un bar ; il aimerait pouvoir intégrer une école de cuisine quand il aura quitté la heya. Il me dit que l’oyakata lui a dit que de faire la cuisine pour ses camarades lutteurs, c’est pareil que d’être en école de cuisine. Mais Hiroki n’est pas franchement convaincu. « Bien sûr, on apprend les techniques. Mais on n’apprend pas grand chose sur la nourriture ».

Tatsuya, de son côté, détestait tellement les études qu’il n’est même pas allé au lycée, et a suivi son frère dans la heya. Il a commencé à penser au sumo au collège, où il a fait du judo pendant trois ans. Il se souvient de son frère rentrant à la maison pendant ses premières vacances de la heya, le visage couvert de meurtrissures et l’oreille constamment ravagée par les chocs de tête des autres lutteurs. « Jamais de ma vie je ne voudrais faire ça », se disait-il à l’époque.

Puis un week-end, Tatsuya rendit visite à son frère à Tokyo, séjournant dans la heya, où il assista à l’entraînement tous les matins. « Au début, c’était effrayant. Puis j’ai commencé à vouloir le faire ». Il a pris sa décision de rejoindre la heya après son brevet, et immédiatement cessé tout travail scolaire. Il intégra la heya en mars 2003, à l’âge de quinze ans.

Au début, il était en permanence épuisé par l’entraînement, le ménage et la cuisine qu’il lui fallait faire, et avait le mal du pays. Lui manquaient ses amis, avec qui il jouait au basket. Les filles qu’il emmenait dans les terrains vagues alentours pour allumer des feux d’artifice à la nuit tombée. « Ca créée une ambiance sympa. Les filles aiment ça ».

Mais il s’est rapidement mis à aimer l’ambiance de la heya. Rentrer dans la soirée avec une BD ou un CD et se reposer, en sachant qu’il n’avait à se soucier de rien avant l’entraînement le lendemain matin. Avoir pas mal de gens autour de lui à qui parler.

Il n’a pas de dépenses et gagne un peu d’argent. Pas assez pour économiser quoi que ce soit : juste les $700 et quelque que quelqu’un de son rang, jonidan, perçoit après un tournoi. Mais c’est assez pour s’acheter un lecteur minidisc et une Gameboy, quelques CD et tout ce qu’il veut grignoter de l’épicerie d’en face. « Je suis un sumotori. Je mange beaucoup ».

Toutefois, il en a souvent marre des insultes de ses camarades de heya, et du manque d’intimité. Et parfois il n’a pas franchement envie de se joindre à l’équipe de nettoyage du jour. « Je n’ai pas trop l’esprit collectif », me confesse-t-il.

BATTUSHIG YAGAANBAATAR, ALIAS BATTO, ALIAS WAKATORA
batto
Il y a quelques années, en Mongolie, Batto, comme le surnomment ses camarades, a vu à la télévision un reportage sur un recruteur japonais de sumo qui était dans son pays à la recherche de nouveaux lutteurs. La popularité du sumo arrivait à son apogée en Mongolie : Asashoryu venait d’être promu Yokozuna et était un héros national dans son pays d’origine.

Le père de Batto, un importateur d’automobiles, ancien pratiquant de lutte mongole – très semblable au sumo – lui suggéra qu’il devrait aller au Japon et essayer de devenir sumotori. Batto avait déjà un frère au Japon, qui vivait en balieue de Tokyo et vendait des téléphones portables, et deux frères aînés faisant des études universitaires en Angleterre.

Batto et sa famille se mirent à la recherche du recruteur qui était passé au journal. Il fut finalement choisi parmi les cinq finalistes pour l’admission dans la heya de l’oyakata et, après une série de tests médicaux et sportifs, fut déclaré vainqueur.

Batto, désormais âgé de 18 ans, a rejoint la heya en mai 2003, sans parler un traître mot de Japonais. Byabjhav, le lutteur Mongol de l’autre heya, que j’ai vu combattre le sekitori, vient souvent pour lui apprendre les ficelles du métier et lui expliquer les règles de comportement au sein de la heya. Batto l’appelle son « senpai », terme japonais pour désigner un supérieur ou un ancien. Cela implique un haut degré de respect et d’attachement.

Au début, Batto détesta vivre dans un pays dont il ne comprenait pas la langue. Il renâclait aussi devant la nourriture : le poisson est une rareté dans son pays enclavé, encore plus le poisson cru. Mais devant le manque d’occasions de parler Mongol, il finit vite par apprendre le Japonais au contact des autres lutteurs et s’habitua à la nourriture. Il évite toujours les sushi, mais aime le natto, ces germes de soja fermentés dans une sauce gluante que certains japonais ne peuvent même pas avaler.

Tout le monde dans la heya l’appelle Batto, diminutif japonais de son prénom « Battushig ». Mais lorsqu’il lutte, à l’instar des 61 étrangers du championnat, il le fait sous un nom japonais. Le sien est « Wakatora ».

Je demande à Batto ce que ça lui fait d’avoir à prendre un nom et une identité japonaises, d’adopter des comportements japonais, de rendre un culte à des dieux japonais. Il s’en fiche : « Je ne fais que suivre le mouvement et faire ce que tout le monde fait ».

APRÈS: Portraits de sumotori 2

mercredi, janvier 05, 2005

Retour d’Iki

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GEISHA BOY

Même si la considération se révèle sans aucun intérêt particulier, ce lundi n’est pas ma dernière apparition en mawashi. Le lendemain - ce qui doit être mon avant-dernier jour au sein de la heya – je le remets de nouveau, sauf que cette fois c’est pour un mochi-tsuki. Les mochi sont ces gâteaux de riz flasques, que l’on mange toute l’année au Japon, mais tout particulièrement durant cette période de vacances de Nouvel An. Le mochi-tsuki en est la préparation à l’ancienne, qui consiste à marteler du riz cuit gluant, à l’aide d’un maillet géant, pour en faire une pâte collante. Congrégations religieuses, groupes d’écoliers, voisins de quartier ou d’immeuble se relaient pour frapper comme des malades des monceaux de riz servant à confectionner les mochi du Nouvel An. Les Japonais, en fait, peuvent ne pas avoir entendu parler de Neil Armstrong, mais ils sont convaincus qu’il peuvent apercevoir un lapin géant faisant du mochi avec un maillet géant dans les cratères de la lune.

Et comme les sumotori récupèrent tout ce qui est dans les pures traditions japonaises pour le faire avec encore plus d’ardeur que le reste de la société, le mochi tsuki est un moment très important pour la heya. Lundi, à la tombée de la nuit, les lutteurs disposent une énorme bâche plastique sur le sol du dohyo, et dessus, un énorme bol en pierre. Ils amènent également plus de soixante kilos de riz dégoulinant dans une grosse poubelle en plastique, et empilent une pyramide de cocottes minutes de bambou sur une sorte de brûleur en train de faire bouillir de l’eau dan un coin de la salle d’entraînement.

Le lendemain matin, très tôt, les lutteurs enfilent leur mawashi et commencent le travail. Deux vieux – des fans de la heya et, apparemment, des spécialistes de la confection des mochi – viennent superviser les opérations. Tout d’abord, les lutteurs cuisent les riz dans les cocottes de bambou, ainsi que dans d’autres gamelles plus modernes qu’ils posent sur les foyers de la cuisine. Puis le riz est jeté dans le bol en pierre, où quatre lutteurs le broient en se servant de maillets courts en bois comme de pilons.

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Une fois le riz concassé, un lutteur arrive avec un énorme maillet de bois et commence à marteler le riz, tandis qu’un autre retourne la bouillie entre chaque impacts. A chaque coup de marteau, tous les lutteurs reprennent en chœur ce cri : « Yo-i-cho ! ».

Ils viennent juste de débuter les opérations quand je fais mon entrée.

« Tu veux donner un coup de main ? » me demande Ishikawa.
« Oui, j’aimerais beaucoup ».
« Dans ce cas, tu devrais mettre un mawashi », dit Hiroki.
« Naan, il en a pas besoin », coupe Ishikawa. Il montre du doigt mon survêtement et dit « Ca va avec ça ».
Mais j’interviens « Ca va, je vais mettre un mawashi ». en fait, j’ai vraiment envie de le mettre, car devant quitter prochainement la heya, je n’ai pas encore de photos de moi dans cet accoutrement.

Tatsuya m’aide à l’enfiler en bas. Nous faisons quelques photos de moi en train de faire des shikos ou de lutter contre Nakahara, le plus imposant des lutteurs alentours à ce moment, puis je rejoins les lutteurs autour du bol en pierre. Penché en arrière, j’attends mon tour de marteler le riz, jusqu’à ce que Mitsui me fasse finalement remarquer que je dois dire « Yo-i-sho ! » quand on frappe dans le bol, et donc je commence à fredonner avec les autres.

Quand mon tour arrive enfin, je laisse de côté le petit marteau léger qu’on me suggère de prendre et empoigne le gros. Je l’abaisse sur la masse de riz aggloméré. « Yo-i-sho ! », crie-t-on en chœur. Je soulève à nouveau le maillet, et l’abaisse, encore et encore. Entre chaque coups, le kashira soulève puis étale l’amas de riz gluant, afin qu’il soit uniformément battu. Les premières séries de coups sont faciles, et je tiens sans problème la cadence des lutteurs.

Puis mon bras commence à me faire mal, et le marteau se fait plus lourd. Il me faut de plus en plus de temps pour soulever le marteau au-dessus de mon épaule. Il ressort du bol en pierre, et les lutteurs entament un « Yo-i… », mais doivent laisser un temps de latence jusqu’à ce que le maillet soit enfin dans les airs, pour finir par un « …sho ! » quand je finis par l’abattre. Finalement, je rends mon maillet à Kitamura et me met à l’écart.

A l’écart du bol de pierre, le sekitori, qui sait que je dois partir le lendemain, m’interroge : « Alors, tu vas devenir un sumotori ? ».
« Moi ? »
« Ouais, tu es vachement fort », jugement complètement faux, comme ma performance au maillet vient de le démontrer.
« Mais je sui trop vieux, et trop petit ».
« Lui aussi est petit », dit-il, pointant du doigt Ishikawa, qui fait pratiquement une tête de plus que moi.
« Bon, alors je vais peut-être devenir sumotori ».

En fait, non seulement je n’ai vraiment aucune envie de le devenir, mais je n’ai même plus envie de remettre un mawashi. J’ai mes photos et ai mis la main à la pâte pour le riz. C’est bien suffisant. Je revêt donc le kimono qui m’a été donné après ma première séance sur le dohyo et m’éclipse pour me changer. Dans le couloir près de la lingerie, je m’escrime avec le mawashi qui s’accroche à mes jambes comme une sangsue, puis monte à l’étage, en tenant mon kimono pour le garder fermé.

Lorsque j’arrive en haut des escaliers, quelle n’est pas ma surprise de voir en dehors de la chambre une paire de bottines de femme à hauts talons. Quand j’entrouvre la porte, c’est pour voir Iki assis par terre en train de trier des photographies aux côtés d’une fille en bas et minijupe.

Cela me fait un drôle d’effet. Je n’ai jamais vu une femme à l’étage, et n’en ai vu que peu au rez-de-chaussée. Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’une femme puisse même avoir droit de cité dans la chambre des lutteurs : c’est tellement l’archétype d’une garçonnière. Mais elle est là. Et en plus, elle est canon, et a à peine la vingtaine pour autant que je puisse en juger.

J’ai un léger mouvement de recul, me demandant si ce n’est pas une vision. Puis, finalement, je lâche un « konnichi wa » et entre.

« Harry Potter » me salue Iki. Puis, s’adressant à la fille, lui lâche « Toi, tu parles anglais, parles lui ».

Au lieu de ça, elle me raconte – en japonais – une histoire à propos d’un « client » chinois qui lui a dit – en anglais – qu’il avait 99 ans. A l’évidence, elle appartient au monde interlope d’Iki.

Et me voilà, nu sous mon ridicule kimono japonais, à me demander commencer je vais bien pouvoir enfiler le jean que j’étais venu mettre. J’ai perdu pas mal de ma pudeur ces dernières semaines, à force de me baigner ou de me changer en groupes, et j’aurais balancé le kimono sans même y penser s’il n’y avait que des mecs dans la pièce. Mais c’est plus compliqué à cet instant, et je ramasse donc mes affaires dans une corbeille pour les emmener en bas.

Je fais mon retour habillé normalement, et la fille me lance donc un « Vous avez changé d’affaires »
« Oui, effectivement », lui dis-je avant de m’asseoir sur mon couchage pour taper quelques notes. Iki extirpe une paire de pantalons énorme de la pile de linge de l’un des lutteurs, avant de la passer sur le short écossais qu’il portait jusque là. Puis il s’en va avec la fille, laissant derrière lui sa mallette métallique, son sac à main Vuitton et ses albums photo.

Ce n’est pas la première fois que je vois Iki dans la heya depuis mon arrivée, jour où il débarqua durant la sieste. Il apparaît comme ça de temps à autres. Parfois, il s’assied au sol, prenant un appel sur l’un de ses deux cellulaires ; parfois, il pique un roupillon quelques heures, puis s’en va.

Une nuit, il vint, dans le même survêtement orange que le première fois – qui paraît d’ailleurs plus sale à chaque rencontre – et, tout en fredonnant quelques mesures de Let It Be, déroula le couchage de Saita et se mit à l’aise.
« Harry Potter » dit-il, rangeant d’autres photos dans un album, « tu ressemble à Harry Potter ».
« Pas du tout », dis-je.
« C’est pas mal de ressembler à Harry Potter. C’est un beau garçon ».
« Harry Potter est juste un enfant ».
« Pas dans le dernier. As-tu vu le dernier ? ».

Il me fallut reconnaître que non. Plus tard, il se mit à me faire des compliments sur mon nez.
« C’est un joli nez ».
« Non, il est gros ».
« C’est un joli nez. Il est joli parce qu’il est gros ».
« Aux Etats-Unis, les gens se font opérer pour se le faire raccourcir », lui dis-je.
« Ici, les gens se font opérer pour les rendre plus gros ». Il réfléchissait à une opération pour l’élargir, me dit-il.

Peu après, il me demanda : « Tu aimes la nourriture japonaise ? »
« Oui ».
« Et les filles japonaises ? »
« Bien sûr, elles sont jolies »
« Jolies ? tu t’en es tapé une ? »
« La ferme », cria Murayoshi de son futon, d’où il regardait la télévision, avant que je n’aie pu dire à Iki que je n’allais pas lui répondre.

Iki fit aussi une apparition de matin du dohyo-tsukuri, alors que tout le monde s’affairait sur la tawara. Il apparut en bicyclette, vêtu d’une salopette bleu foncé à pattes d’ef et d’une veste en jean assortie. J’étais en train de prendre des photos et lui demandai donc si je pouvais en prendre une de lui. Il prit la pose d’une manière assez surprenante, entre mannequin et James Bond.
« Geisha Boy », fredonnait-il entre ses dents.

Mais qu’est-ce que c’est que ce type ? me demandé-je souvent. Qu’est-ce qu’il fait dans la heya ? Dans quelle hiérarchie entre-t-il ? A quoi sert-il ?

Me voilà encore à me poser cette question après son départ avec la pute, hôtesse ou quoi qu’elle soit. La curiosité est trop forte, et je décide de jeter un coup d’œil sur les albums photos qu’il a laissés.

Dans l’un d’eux, seulement des photos de femmes en train de boire ensemble, avec lui en costume, avec d’autres gigolos. J’imagine que ces photos ont été prises dans le même endroit dont il m’a parlé l’autre jour, où il bosse comme gigolo.

Mais l’autre album me laisse bien plus perplexe. J’y trouve des photos des lutteurs, principalement les plus vieux, en plein karaoké ou en train de boire avec de belles femmes en décolleté plongeant et faux-cils surdimensionnés.

Brusquement, tout devient clair : Iki est-il le mac de la heya ?

APRÈS: Portraits de sumotori 1

lundi, janvier 03, 2005

Mawashi II : Le Retour

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Samedi, veille de Noël. Je suis en train de regarder la télévision en compagnie de quelques jeunes lutteurs, dans la salle commune. Sur le petit écran, un duo de comiques nommés ‘99’ est en train d’emmener Nakai, membre du groupe pop SMAP, en tournée au Japon, pour lui faire des tours ou le placer dans des situations comiques à chaque arrêt.

Un moment donné, ils l’emmènent dans une station thermale, et l’installent avec quatre magnifiques poupées qui lui servent du saké dans un bain chaud. Puis les comédiens s’éclipsent, et l’on constate que la salle de bains est en fait montée sur des pilotis, et qu’une sorte de piste d’envol part d’en dessous, se terminant par une boucle. Quand le compteur affiché en bas de l’écran marque enfin zéro, le bas de la pièce s’ouvre, expulsant la popstar sur la piste dans un torrent d’eau chaude. La boucle de fin l’envoie valdinguer dans les airs. Une fois revenu au sol, il s’enfuit à toutes jambes, l’air hagard.

Eclat de rire général dans la pièce, devant la scène repassée plusieurs fois au ralenti et sous différents angles, lorsque l’oyakata fait son apparition par la porte coulissante de devant, que seul lui-même et quelques membres éminents de la petite communauté de la heya sont habilités à utiliser (les lutteurs et moi-même pénétrons dans la pièce par une plus modeste porte battante sur le côté de la salle).

Tout le monde dans la pièce se lève et salue l’oyakata, d’un « Otsukariandegozaimasu », et j’en fais donc de même. L’oyakata demande aux lutteurs d’aller lui chercher quelque chose dans sa voiture, et Tatsuya et Ishikawa s’y collent.

Puis il remarque enfin le sac en plastique que Mitsui vient de ramener de l’épicerie, et qui repose sur son matelas. « Qu’est-ce que c’est » demande-t-il.

« A manger » répond Mitsui avec déférence, provoquant des rires sous cape de la part des autres lutteurs. En effet, le sac déborde de trucs à grignoter : des bouteilles de soda aux pommes ou aux raisins, des chips de riz, des barres chocolatées…

Moue de désapprobation de l’oyakata. « Et ça, c’est quoi ? » demande-t-il, ayant remarqué le lecteur de DVD de Mitsui, qu’il entropose dans son coffre.
« Un appareil », dit-il, provoquant des gloussements tout autour.
« Quel genre d’appareil ? » demande, agacé, l’oyakata.
« Un lecteur de DVD ». Rires encore, cette fois bien forts.

L’oyakata fait la moue.

« C’est aussi vous qui avez mangé cette soupe instantanée ? » demande-t-il, montrant le réchaud posé à côté du matelas.
« Non, en fait c’est un Bolino ». Cette fois, les lutteurs partent dans un éclat de rire véritablement hystérique.

L’oyakata, qui maintenant a lui aussi un (petit) sourire aux lèvres, s’agenouille devant le sac de Mitsui et vérifie un temps les articles s’y trouvant. Puis il se lève et va rejoindre ses appartements. Je le rattrape au pied des escaliers.

« Oyakata », lui dis-je « je voulais vous demander. Pas mal de lutteurs viennent à l’entraînement chaque matin maintenant, et il n’y a plus beaucoup de place disponible. Mais est-ce que ça dérangerait si je venais quand même ? »
« Bien sûr que non » me dit-il, ce qui est la réponse que je voulais entendre. Je commençais à avoir un sentiment d’inaccompli d’avoir passé si peu de temps en mawashi, et je suis donc heureux d’avoir une autre occasion de m’entraîner avec eux. Je ne suis pas tout à fait sûr que cela soit bien utile à ce stade, ayant sans doute amassé toutes les impressions que je voulais recueillir sur le fait de se trouver près d’un dohyo en mawashi, mais je sens qu’il faut que je le fasse, au moins encore une fois. Après tout, quand je suis arrivé ici, je pensais que je porterais un mawashi tous les jours.

J’imaginais que le jour suivant, dimanche, serait chômé par les lutteurs et que j’aurais la possibilité de m’entraîner lundi. Quelle n’est pas ma surprise, le dimanche à mon réveil, de voir que le lutteur qui se coupe les ongles de pieds et me regarde, près du lit de Murayoshi, n’est pas Murayoshi. C’est Akiyama, un lutteur d’une autre heya, qui a sur l’épaule une bosse ressemblant à une demi balle de tennis, produit d’années de choc de tête de ses adversaires. Je m’étonne qu’il soit là un jour de week-end.

« Vous vous entraînez aujourd’hui ? », ce à quoi il me répond par l’affirmative. « Mince, je pensais que vous aviez votre dimanche ». J’ai tort. Avec les festivités des vacances du Nouvel An qui approchent et le Tournoi de Janvier qui se pointe à l’horizon, il n’est maintenant plus question de jour de repos.

Je suis quelque peu déçu, car j’espérais profiter de cette journée pour faire un peu mieux connaissance avec certains lutteurs. Je ne pratique pas d’interviews très formelles ; en fait, je papote avec eux, puis me précipite pour aller en retranscrire le contenu dans mon calepin dès que c’est fini. Je ne pense pas les trahir car je le fais ouvertement. Ils sont habitués à ce que j’interrompe nos conversations pour aller scribouiller sur mon calepin.

En effet, mes échanges avec les lutteurs ont été plus informels qu’autre chose, car je n’ai pas franchement envie de les pousser dans leurs retranchements quand il s’agit d’eux même. Mais je m’imaginais que je pourrais profiter de leurs moments de relaxation dès qu’il auraient un peu de temps libre. Il est clair que ce ne va pas être les cas aujourd’hui.

De plus, après avoir obtenu l’accord de l’oyakata de rejoindre l’entraînement, je m’imaginais le faire à la première occasion. Mais ayant dormi au-delà de la limite raisonnable au-delà de laquelle il m’était encore possible de les rejoindre, j’ai aussi laissé passer cette chance.

Je suis donc extrêmement déterminé à m’entraîner lundi. Avant de m’endormir dimanche soir, je confie à Murayoshi que je me joindrai à eux le lendemain et lui demande à quelle heure ils commenceront.
« 5 heures, mais tu peux commencer vers 6h30 ». Ce qui me convient parfaitement. « Quand tu te réveilleras, trouves quelqu’un pour t’aider à enfiler le mawashi ».

Le lendemain matin, j’émerge vers 4h30 au son des murmures des lutteurs, et me réjouis de constater sur mon réveil que je peux encore dormir quelques heures. Je me réveille encore une ou deux fois avant d’être complètement en éveil lorsque j’entends Moriyasu et Saita sortir, et constate qu’il est 6h20. En tant que lutteurs bien classés, ils sont autorisés à débuter l’entraînement à cette heure tardive. Et n’ayant pas d’implication particulière dans la heya, c’est aussi mon cas.

En bas, Fuchita m’aide à enfiler un mawashi. Comme il est en train de me l’enrouler autour de la taille, Ishikawa passe à côté et lui grommelle « Il ne devrait pas s’entraîner aujourd’hui ».

L’atmosphère dans la salle d’entraînement est radicalement différente de la première séance à laquelle j’avais participé. A une semaine du tournoi de Janvier, les séances deviennent bien plus longues, et bien plus brutales. Au cours d’un exercice, Hiroki perd l’équilibre sur le rebord du dohyo et est balancé par un lutteur d’une autre heya qu’il était sur le point de vaincre. Murayoshi l’agonit d’injures, et s’avançant vers lui, lui administre une énorme gifle sur la cuisse. Puis, continuant à crier, il le refrappe à plusieurs reprises, le son des claques résonnant à travers toute la pièce. Hiroki ne bouge pas, encaissant les coups et s’excusant d’avoir perdu.

Les séances d’entraînement ayant atteint ce degré d’intensité et de brutalité, personne ne semble d’humeur à s’occuper de moi en ce moment. Personne ne jette un œil pour vérifier si je fais mes shikos, et si je les fais correctement. La dernière fois, Murayoshi était aux petits soins pour moi, redressant mon dos pour s’assurer que j’avais une bonne position, me demandant si j’avais froid. La seule fois où l’on s’inquiète pour moi cette fois est quand le sekitori envoie le Mongol de l’autre heya valdinguer hors du dohyo dans ma direction, et que je me retrouve coincé brièvement contre le mur, recouvert de sa poussière et de sa sueur. Murayoshi me repousse durement sur le côté, comme un enfant qui a fait des bêtises, et me place à un endroit moins risqué.

Pas l’ombre d’une chance de s’entraîner pour moi ce matin, où même d’essayer de faire une séance de « polisseuse » sur le dohyo. Je n’ai pas non plus à compter mes cinquante shikos, comme la dernière fois – il n’y a même pas assez de place autour du dohyo, je dois les faire en dehors. En fait, les shikos sont tout ce que je peux faire ce matin pour rester chaud, alors même que je me sens un peu idiot sur l’instant.

Cette situation me permet malgré tout de me fredonner une petite chanson de ma composition :

Si tu te gèles les cacahuètes,
Et que malade tu vas tomber,
Il te faut plier tes gambettes,
Et aux shikos t’abandonner,

Simplement frapper la jambe droite,
Et alors au sol se pencher,
Simplement frapper la jambe gauche,
Encore et encore continuer

Du Pays Basque jusqu’au Ch’Nord,
Les shikos c’est vraiment trop fort.

APRÈS: Retour d’Iki

Vous êtes Français ?

Pas d’entraînement samedi matin non plus. Après en avoir été dissuadé par les lutteurs, je souhaitais en parler avec l’oyakata, mais n’en ai pas eu l’occasion. Donc, une fois de plus, je descends voir l’entraînement de la salle commune.

Pas mal de spectateurs dans la heya aujourd’hui. Peu après que je me sois assis à ma place habituelle près du kashira, deux hommes d’âge moyen et une femme arrivent et s’asseyent juste en face de moi. Je présume qu’ils sont des mécènes de la heya. Celles-ci assurent la majeure partie de leur financement – et, quand les lutteurs sont en déplacement, de leur logistique – de tels fans.

Me déplaçant sur le rebord, je m’assied du côté de l’oyakata. Environ une heure avant le début de l’entraînement, une famille occidentale me rejoint dans la pièce. Une femme, dont j’imagine qu’elle est la mère de la famille, s’assied à côté de moi, tandis qu’une femme plus jeune, deux enfants et une femme d’âge mûr prennent place derrière moi.

C’est la première fois que je vois des Blancs dans la heya, et mon premier réflexe est d’y voir des intrus. J’ai acquis un esprit très possessif : « ce sont mes sumotoris. Allez vous en chercher d’autres », me dis-je. Mais ce sentiment est fugace. Lorsque la femme assise derrière moi se contorsionne pour voir l’oyakata en face d’elle, je m’écarte avec gentillesse.

« Merci » me dit-elle (ndt : en français dans le texte).

Alors que la famille s’installait, le sekitori a débuté son entraînement, et effectue une longue série de face-à-face contre un Mongol d’une autre heya. Le sekitori semble enfin avoir rencontré une opposition à sa mesure. Le Mongol est grand, large est musculeux, bâti comme un Bibendum énergique, et possède une grande vitesse de réaction.

J’ai fini par observer que le sekitori a une faculté magnifique à faire sortir les autres lutteurs du dohyo, en s’écartant sur le côté alors qu’ils poussent de toutes leurs forces, les laissant tomber, entraînés par leur élan. C’est sa technique défensive de base. Mais pour qu’elle puisse fonctionner, il lui est nécessaire d’obtenir une prise du mawashi de son adversaire pour pouvoir le manipuler. Le Mongol ne lui en donne que rarement l’occasion, le maintenant à distance par des coups rapides à la poitrine, et le déséquilibrant en fonçant dans tous les sens à l’intérieur du dohyo. S’il ne l’envoie que très rarement au sol, le Mongol réussit assez régulièrement à sortir le sekitori du dohyo. A chaque match perdu, ce dernier grimace nerveusement et pousse de longs soupirs.

Bien entendu, le sekitori est loin de perdre tous ses matches. Quand il réussit à amener le Mongol où il l’entend, il peut l’entraîner hors du dohyo à une vitesse que je n’ai encore jamais vue. Parfois, incapable de stopper sa course, il rentre dans un mur, et je le vois même une fois trébucher et tomber de tout son long sur le sol de la salle commune, obligeant Fuchita à accourir avec une serviette pour essuyer sa sueur du tatami.

Une fois les matches entre le Mongol et le sekitori terminés, et les exercices de retour au calme effectués, la famille se lève et s’incline longuement devant les lutteurs, embarrassés d’une telle attitude. Puis, j’ignore pourquoi, elle s’incline également devant moi. « Bye », leur dis-je. « Adieu », me répond la jeune femme.

M’ayant vu assis avec une famille de Blancs, le kashira me fait un signe et me demande, en anglais, si ce sont des amis. Sauf que je comprends qu’il me demande s’ils sont français, ce à quoi je réponds par l’affirmative. Ce qui a le don de nous laisser tous deux perplexes.

En fait, il s’avère assez vite que le kashira n’est pas le seul à croire que les membres de cette famille française sont mes invités. Tout le reste de la journée, tous les lutteurs me demandent : « qui étaient tes amis ? » ou encore « c’était ta famille ? »

Kazuya me demande même « la femme à côté de toi, c’était ta petite amie ? ».
« Mon cher Kazuya, tout d’abord, c’est la première fois que je vois ces gens de ma vie. Ensuite, cette femme avait au bas mot la cinquantaine »
« C’est pour cela que je me posait des questions : on aurait dit une obasan », me dit-il, se servant d’un mot qui signifie littéralement ‘tante’, et sert en général à désigner les vieilles femmes.

Depuis que je suis arrivé au sein de la heya, je suis constamment pris à témoin par les lutteurs lorsqu’ils veulent faire des allusions graveleuses sur les préférences sexuelles supposées d’un autre. On me dit « Lui, il aime les gamines », suffisamment fort pour que l’intéressé l’entende. Un autre, me dit-on, « aime les Américaines ». Un autre serait plus attiré par les hommes. Et Kazuya, d’après ce qu’on m’en dit, a un faible pour les obasans, donc il était peut-être jaloux que je sois assis avec cette française assez mûre.

Les lutteurs inventent sans doute ces histoires sur les autres pour compenser leur propre manque de vie amoureuse. Le sekitori, m’a dit le kashira, sort avec une call-girl, et j’entends assez régulièrement Moriyasu échanger des mots doux au téléphone avec sa petite amie, une conseillère matrimoniale. Mais en dehors d’eux, personne au sein de la heya ne semble avoir de relations amoureuses. Hiroki, qui a rejoint la heya quand il avait 16 ans, me dit qu’il n’a jamais eu de petite amie.

Ce n’est pas vraiment surprenant. S’il avaient des petites amies, ils ne pourraient pas les faire venir dans les locaux. Ce type de relations est tout sauf encouragé chez les lutteurs de rang inférieur. Et quand bien même ils pourraient le faire, je ne suis pas sûr que les mal-classés aient le temps ni l’argent pour entretenir des relations. J’en viens même à me demander comment ces lutteurs – qui passent toute leur vie de jeunes hommes cloîtrés hors de toute présence féminine – peuvent avoir un mariage heureux, même je n’ai rien pu observer qui implique le contraire.

APRÈS: Mawashi II : Le Retour

samedi, janvier 01, 2005

Le Chanko Nabe

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Mardi dernier, je ne me suis pas entraîné avec les autres lutteurs car mes jambes étaient encore particulièrement endolories de la séance de la veille. Mercredi, les lutteurs ont procédé à la réfection du dohyo à la place de l’entraînement, et jeudi la journée était chômée pour envoyer les banzuke. Donc, jeudi soir, la douleur ayant enfin consenti à quitter mes jambes, je me sens prêt à remonter sur le dohyo lorsque l’entraînement va reprendre demain matin. Je m’en ouvre à Tatsuya.

« Je ne pense pas que ça va être possible » me dit-il, à ma grand surprise. Comme tout le monde ici, il a été particulièrement serviable avec moi, me laissant participer à quasiment toutes les activités de la heya.

Mais il s’avère en fait que l’arrivée du banzuke marque le début d’une nouvelle étape dans la vie de la heya. Maintenant que tout le monde se situe dans la hiérarchie, il est grand temps que l’entraînement pour le tournoi de Janvier commence pour de bon. Des lutteurs d’autres heyas doivent se joindre à l’entraînement. Je serais tout simplement dans leurs pattes, me confie Tatsuya.

Pour être tout à fait honnête, il me faut reconnaître à cet instant que mon objectif initial de « m’entraîner une grosse semaine à devenir un sumotori » va avoir du mal à être atteint. Beaucoup de lutteurs rejoignent une heya sans rien connaître du sumo ; mais il apparaît aussi que tous passent leur six premiers mois de présence à l’école du sumo, au quartier général de Ryogoku, où sont enseignés les fondamentaux de la lutte. L’entraînement en heya se compose dans son intégralité de matches individuels déjantés, avec quelques instructions hurlées par les lutteurs anciens, le kashira et l’oyakata. Il n’est pas envisageable, pour le moins, que je puisse prendre part à de telles séances.

Mais j’ai toujours l’espoir que le reste du groupe ne partage pas la réticence de Tatsuya à me laisser m’entraîner avec eux, et qu’ils vont me laisser me mettre un mawashi dans la matinée pour les rejoindre. Je suis venu pour m’immerger dans la vie des sumotori, ce qui implique entre autres ces séances d’entraînement. Je suis donc bien décidé à y participer de nouveau, même si cela implique de passer encore une longue matinée à faire des shikos pour réchauffer la terre du dohyo.

Vendredi matin, je suis réveillé par les sons des lutteurs circulant dans la pièce. Murayoshi est en train de rouler son futon dans l’obscurité.
« Je peux m’entraîner avec vous aujourd’hui ? »
« C’est pas évident », me dit-il. « mais il est encore tôt », ajoute-t-il, impliquant que je ferais mieux de retourner dans mon lit. Dégageant mon réveil de mon fatras de fringues, livres et fils électriques, je constate qu’il n’est que 4h30. Et donc je me replonge dans mes draps.

J’émerge en me rendant compte que Moriyasu est en train de me parler. « Jacob, il est 7h00 ». Je bondis du lit, au moment où Murayoshi entre en mawashi.

Me voyant, il me demande « c’est vrai, tu voulais mettre le mawashi ».
« Je peux ? »
« Je crois que tu peux. Mais il y a beaucoup de monde en bas. Il n’y a vraiment pas de place pour toi ».
« Le kashira est en bas » poursuit-il. « Ce serait bien que tu descendes pour le saluer ». L’oyakata, le kashira, le sekitori et le tokoyama doivent tous être salués avec respect quand on les voit pour la première fois de la journée. « Assieds toi pour regarder l’entraînement et après on verra ».

Je descends au rez-de-chaussée et, après avoir salué le kashira, constate qu’il y a apparemment deux fois plus de lutteurs que d’habitude dans la salle d’entraînement. Je me résigne donc à rester observateur – plutôt qu’acteur – ce matin. Bientôt les oyakatas des deux autres heyas font leur entrée par la grande porte qui mène directement de l’extérieur dans la salle d’entraînement. Prenant chacun place sur un coussin, il attendent, assis à l’opposé du kashira.

L’un d’entre eux est un homme imposant, le cheveu court et taillé en brosse. On dirait qu’il appartient à la même mafia que le kashira (ndt : il s’agit de l’ancien yokozuna Onokuni). L’autre est grand et fin, les cheveux poivre et sel, habillé d’un pantalon de trekking Adidas et d’un manteau sombre. Il pourrait presque passer pour un entraîneur de foot européen.

Plus tard, j’apprendrai que ces oyakatas ont été des élèves de l’oyakata. Ils sont venus avec leurs lutteurs pour s’entraîner ici – plutôt que l’inverse – par respect pour leur ancien maître. L’une des deux heyas se trouve de l’autre côté de la ville et ses lutteurs doivent se lever à 3 heures du matin pour faire une heure de vélo avant d’arriver ici pour s’entraîner.

Les lutteurs des autres heyas sont, en moyenne, plus petits et « chétifs » que ceux d’ici. L’un d’entre eux est véritablement maigre ; pratiquement rien ne montre qu’il est un sumotori, si ce n’est ses cuisses et hanches très développées qui indique qu’il a fait son content de shikos. Ses cheveux – encore trop courts pour qu’il puisse en faire un chignon – montrent à l’évidence qu’il n’est pas dans le sumo depuis bien longtemps. Et pourtant, il bat une palanquée de lutteurs de notre heya à la file. Même Torii, l’un de nos lutteurs les plus imposants, doit s’employer contre ce petit bonhomme pour rester sur le dohyo, et perd même quelques matches.

Après un petit moment, toutefois, mes jambes croisées commencent à se raidir, et je commence à avoir du mal à me concentrer sur les combats, en ayant vu beaucoup ces derniers temps, et je décide donc d’aller voir ce qui se passe en cuisine. J’ai envie de voir comment se prépare le fameux chanko nabe.

Je sais que Takasaki doit être maintenant à la cuisine. Takasaki quitte la salle d’entraînement après s’être échauffé et avoir pris part à quelques corps à corps légers, pour aller préparer le repas. Il n’a pas effectué un véritable entraînement depuis presque un an et demi en raison d’une blessure à l’épaule qui l’a cantonné dans le rôle de chef cuisinier de la heya. C’est un lutteur trapu, carré, au teint presque rose, dont le haut du torse semble meurtrie en permanence d’avoir encaissé des charges sur le dohyo.

Quand j’entre dans la cuisine, Takasaki est en train de découper en morceaux un poulet à l’aide d’un couteau long et aplati, la poussière du dohyo toujours collée sur son dos. Des abats de poulet cru éclaboussent son mawashi – son seul vêtement du moment – quand il gratte de la carcasse tout ce qui peut en être comestible : le gras, le cartilage, les bouts de viande collés aux os. Il jette le tout dans une passoire qu’il a placée dans l’évier.

Torifumi, le lutteur que le sekitori appelle « Gu-Rauns », se trouve également dans la cuisine, en train de griller un Hokke entier – une sorte de maquereau – coupé en deux. Quittant le gril un moment, il verse du sake dans les deux grosses marmites d’eau en train de bouillir sur leur feu. Takasaki le rejoint avec sa passoire pleine de morceaux de poulet et en répartit le contenu à l’aide d’une louche. Un faux mouvement, et de l’eau bouillante éclabousse les cuisses nues de Torifumi. « Ouch », glapit-il.

A l’évidence, cela fait un bail que les deux lutteurs sont à l’ouvrage. en face des feux, on trouve une passoire pleine de légumes hachés : des carottes, une sorte de gros radis appelé daikon, des oignons. Une énorme passoire de chou, une autre emplie d’épinards et de champignons – des shitakes, de couleur brune, et de longues et fines bottes d’enokis.

Les accompagnements sont également prêts et posés à côté. Deux bols de natto – des germes de soja fermentés et gluants, qui exhalent une odeur de pied renfermé et ressemblent à de la morve – mélangés à de l’échalote. S’y ajoutent quatre plats de calmar cru coupés en bandes et marinant dans leur jus rosâtre.

Takasaki reste devant les plats, écumant le gras du poulet qui surnage, les flammes des brûleurs dangereusement près, me semble-t-il, des poils pubiens qui dépassent de son mawashi.

« Tu es en train de recopier la recette ? » me demande-t-il, en me voyant prendre des notes sur mon carnet.
« Bien sûr. C’est le chanko nabe ».

a ce moment, quelques autres lutteurs se trouvent également dans la cuisine, sans doute pour y trouver refuge du froid de la salle d’entraînement. Torii est assis sur la marche menant à la salle commune. Un lutteur gras, le cheveu rare, d’une autre heya, repose sur une serviette posée à même le sol, tel une version obèse du villageois risible qui requiert les services des Sept Samouraïs dans le film de Kurosawa. Batto et Saita se tiennent debout, à la chaleur des marmites d’eau bouillante, couverts de terre. Même le tokoyama, le coiffeur des sumotori, est présent. Il me demande si ça me dérange qu’il fume, puis s’en allume une et commence à faire des ronds de fumée dans la cuisine.

Tous partent d’un grand éclat de rire quand je dis « c’est du chanko nabe ».
« Il n’y a pas de plat qui s’appelle chanko nabe » m’informe Takasaki, revenant avec autorité sur les paroles d’un nombre incalculable d’amis japonais m’ayant décrit ce plat comme le délice du viandard : un épais ragoût de bœuf, porc, poisson et poulet, avec quelques morceaux de tofu et quelques légumes ajoutés pour faire bonne mesure. J’ai même pu lire au sujet de ce plat dans des livres sur le sumo, et en ai vu des recettes. J’ai pu voir – même si je n’y ai pas mangé – des restaurants de chanko nabe à Tokyo, tenus d’après ce que j’ai pu entendre par d’anciens sumotori.

Toutefois, sur la semaine que je viens de passer au sein de la heya, je n’ai jamais encore vu ce plat. Bien sûr, le plat principal de chaque déjeuner est un nabe (prononcer nah-bay), sorte de ragoût à la japonaise, que l’on fait mijoter sur la table, et dans lequel on ajoute en permanence des ingrédients frais. Mais il est peu fréquent d’y trouver plus d’une sorte de viande, et la base en change chaque jour. Parfois c’est du miso, parfois de la sauce soja, parfois cela a juste le goût d’un bouillon de poulet.

Malgré tout, j’imagine qu’il y a quelque chose dans ce nabe qui le rend « chanko », un tour de main ou un ingrédient particulier. J’ai tort.

« Le chanko nabe est un nabe fait par des sumotori » m’explique Takasaki, tout en écumant la graisse du poulet. « tout ce que des sumotori peuvent cuisiner, on l’appelle ‘chanko’ ».

puis il verse quelques cuillerées de sel dans chaque marmite, puis du poivre. Il y ajoute un peu de mirin – sorte de vin cuit – et un peu de kim-chi, une sauce piquante. Puis il répand ce que je crois être du sucre, mais encore une fois je me trompe.
« Non, c’est de l’ajinomoto » dit Takasaki, donnant le nom de la marque qui commercialise ce que chez nous nous appelons le glutamate de sodium.
« La poudre magique » ajoute Saita.

Takasaki poursuit la cuisson du nabe, ajoutant peu à peu du sel, du poivre, du mirin ou du kim-chi, avant de goûter le bouillon et de rajouter à nouveau de l’assaisonnement. Quand le bouillon est à son goût, il y verse les passoires de daikon et carottes, les répartissant dans les deux marmites.

En attendant l’ébullition, il donne à Torifumi – toujours en train de cuire le hokke – une tape amicale sur son ventre nu et rond.

Puis il ajoute les champignons shitake. Le reste des ingrédients – champignons enoki, épinards – doivent être ajoutés quand le nabe sera sur un brûleur de la salle commune, me dit-il.

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Arrivé à cette heure, l’entraînement s’est achevé et les lutteurs pullulent dans la cuisine, picorant tout ce qui leur passe sous la main. Murayoshi teste une cuillerée du ragoût de nabe, et s’exclame « il n’a pas de goût », et ajoute encore quelques cuillers de kim-chi. Je surprends Moriyasu en train de chiper une tranche de pain dont je sais qu’il va aller se la griller dans sa chambre ; après treize ans passés dans la heya, il ne supporte plus le chanko, et mange donc du pain après l’entraînement pour se caler l’estomac avant de pouvoir rejoindre un restaurant.

Takasaki est toujours en train de touiller le nabe. Saita, qui se met un doigt sous l’aisselle, me dit : « Le voilà, l’ingrédient secret du chanko nabe : la sueur du sumo ».

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