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vendredi, décembre 31, 2004

Le Sumo, archétype de la pyramide sociale

Le Japon est réputé pour la rigidité de son système social, mais je pense que l’importance de son influence dans le Japon moderne est parfois surestimée. Bien sûr, les gens se servent de différentes formules de politesse suivant la personne à laquelle ils s’adressent, et ils affichent clairement leur déférence lorsqu’ils parlent à leurs patrons ou autres supérieurs. Mais ce sont, je crois, des survivances d’un Japon antique. En fiat, les vieux japonais se plaignent souvent de ce que la jeunesse ne sait pas manier le complexe système de titres honorifiques, formes verbales différenciées et pronoms personnels annexes qui changent radicalement la langue suivant la personne à laquelle on s’adresse.

Cette marche vers un Japon plus égalitaire, moins ancré dans ses hiérarchies immuables, est la plupart du temps considéré comme un bienfait. Les quelques bonnes nouvelles que l’on entend ces temps-ci au sujet de l’économie japonaise sont des success stories d’entreprises qui ont laissé tomber leurs structures de commandement rigides pour se mettre à l’écoute de leurs jeunes créateurs et pouvoir recruter à l’extérieur.

Mais dans le monde du sumo, la rigidité qui disparaît de la vie japonaise moderne est encore prégnante. Elle ne détermine pas uniquement le titre de celui auquel on s’adresse ; elle détermine la qualité même de la vie de tout un chacun. Votre rang dans la hiérarchie sociale détermine si vous allez baigner ou être baigner ; faire la cuisine ou être servi ; être sujet aux bastonnades intempestives, ou les administrer vous-même.

Cette rigidité a aussi un but très pragmatique, je pense. Elle amène une incitation très concrète aux petits à devenir plus gros, plus fort et plus hargneux pour pouvoir progresser dans la hiérarchie et échapper aux servitudes du sekitori. Et plus une heya a de lutteurs haut classés, plus elle a de prestige et d’argent.

Je parierais que, une fois qu’on le connaît vraiment, le sekitori n’est sans doute pas un mauvais bougre. Sans doute passe-t-il autant de temps cloîtré seul dans sa chambre parce qu’il en amarre d’être une crevure. Etre responsable de la torture et de l’humiliation d’un amas d’athlètes boursouflés n’est pas une sinécure. Mais cela fait partie du boulot et des prérogatives se rattachant à son rang.

J’imagine que le sekitori est sympa avec moi parce qu’il peut l’être. Je ne fais pas partie de la hiérarchie qui détermine la vie sociale de la heya. En mettant au point ce projet, je voulais être traité comme une jeune recrue. Je m’aperçois maintenant que c’était totalement impossible. Humilier un étranger tel que moi mettrait en péril le pouvoir symbolique d’humiliation habituellement utilisé.

Je réalise également à présent que, pour mon étude, la position que j’occupe, hors hiérarchie, est préférable à celle d’un apprenti. Elle me donne accès à des choses que ne peuvent connaître aucun des autres résidents. Je peux aller partout : sortir avec mes camarades haut classés, me faire offrir le dîner par le kashira, papoter avec le sekitori, ou regarder des émissions de variété dans la salle commune avec les jeunes lutteurs mal classés.

Mais ces derniers, par exemple, ne peuvent pas venir dans la chambre où je dors pour taper la discute avec mes camarades de chambrée. Et le sekitori ne peut pas passer un moment dans la pièce commune avec les mal classés pour regarder la télévision, du moins sans les maltraiter un peu au moins. Chacun doit rester au sein de sa caste.

Il est en fait assez étrange qu’une hiérarchie si rigide existe dans le monde du sumo. Ce sport est né d’un milieu rétif aux castes, le « demi-monde underground » du Japon des 17° et 18° siècles. Ce monde coexistait avec son pendant officiel, le Japon du shogunat de l’ère Edo.

Le Japon des shogun, posé sur son socle confucianiste, possédait des structures sociales parmi les plus codifiées. Une hiérarchie rigide le divisait entre les dirigeants du Japon, ses nobles, ses fermiers, les citadins et marchants formant la base de la pyramide. Des règles de comportement très strictes réservaient les artisanats les plus élaborés et les couleurs les plus chatoyantes aux détenteurs du prestige le plus élevé, tandis que les interdictions de déplacements limitaient la mobilité géographique.

Pour encore plus dominer cette stricte organisation sociale, le shogun empêchait aussi sa noblesse féodale – les samurai – d’accroître leur puissance en contraignant ses membres à passer le plus clair de leur temps à Edo, aujourd’hui Tokyo, où il pouvait les avoir à l’œil. Leur présence dans la cité développa une classe marchande de plus en plus nombreuse pour pouvoir satisfaire à leurs besoins somptuaires. Vers le milieu du 18° siècle, cet amoncellement de samurai et de citadins ordinaires avait fait d’Edo la ville la plus grande au monde.

Et que se passe-t-il lorsque l’on entasse derrière les grilles d’une cité des samurai blasés et des nouveaux riches ? Dans le cas d’Edo, ce fut une demande exponentielle pour des bordels, demande à laquelle le shogunat répondit en établissant un quartier chaud « officiel » aux portes de la cité, là où il poserait le moins de désagréments à l’ordre social établi. Un gigantesque quartier de loisirs s’établit alors autour de la zone des bordels, des zones semblables naissant autour des quartiers chauds des périphéries des autres villes japonaises. Des quartiers colorés, violents, de maisons de jeux, de spectacles extraordinaires et de comportements audacieux. Certainement quelque chose comme Las Vegas, si l’on remplace David Copperfield par du théâtre kabuki.

Dans cet « underground » qu’étaient ces quartiers des plaisirs, les statuts officiels importaient peu. Ce qui comptait avant tout était d’avoir du fric et d’être « en vue ». il existait alors un mot pour l’idéal Edo du « people » : tsuu. Si l’on était tsuu, on savait quels clandés et quels bouges avaient le plus de classe, et comment l’on devait y agir. On pouvait arriver dans un bar, griffonner un haiku (poème japonais) alambiqué, torcher quelques bouteilles du meilleur saké sans pour autant être bourré, puis sortir avec les plus jolies filles (ou coucher avec les putes les plus recherchées). Si Dean Martin avait été un « Edokko », - un enfant d’Edo – il aurait été tsuu, ce qui importait largement plus qu’une position officielle dans les quartiers chauds de l’époque.

Et c’est précisément dans ce milieu qu’est né le sumo. L’un des spectacles de cet underground était les paris sur les combats de rue, dont les protagonistes étaient bien souvent des samurai en rupture de ban ou des migrants de la campagne. Il est tout à fait vrai que la lutte a une histoire séculaire au Japon, et fait même partie de la mythologie de ses origines. Temples et sanctuaires engageaient souvent ces hommes forts pour combattre dans leurs enceintes, un moyen comme un autre de faire de l’argent, leur donnant une relation avec la religion. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ces combats étaient de rudes, âpres, brutales compétitions, qui se terminaient parfois par la mort d’un des protagonistes.

Mais à l’aube du 19° siècle, le sumo subit une mutation complète. A l’époque, les sanglants combats de rue étaient en danger d’être interdits dans le cadre de la croisade moralisatrice des shogun de l’époque. Menés par le rejeton d’une famille influente d’Edo, qui revendiquait l’héritage des secrets du sumo qui reliait ce sport aux combats de cour du 12° siècle, une armée de promoteurs de combats fit du lobbying auprès du shogun pour qu’il laisse les combats se poursuivre. Le shogun se laissa convaincre, et bientôt des combats de sumo étaient même tenus en son château. Le sumo, désormais pris dans les filets de la religion semi-officielle du Japon, le shintoïsme, était complètement réhabilité comme représentation de l’esprit japonais. On demanda même aux lutteurs d’aller accueillir – ou intimider – le Commodore Matthew Perry et sa flotte de Bateaux Noirs qui mirent fin à des siècles d’isolationnisme japonais sous la férule des shogun.

Quand le sumo sortit de l’underground pour s’établir comme partie intégrante de la culture officielle, il a du absorber le système hiérarchique du Japon des shogun, qui s’est fossilisé en la hiérarchie qu’il connaît aujourd’hui. Et, étant donné que cette hiérarchisation héritée de l’ère Edo perdure dans le sumo alors qu’elle disparaît rapidement de la vie japonaise moderne, le sumo pourrait véritablement être devenu le creuset des valeurs japonaises que ses refondateurs du 18° siècle imaginaient.

C’est certain, la hiérarchie du sumo est moins figée que celle du Japon d’Edo : c’est une méritocratie, même si c’est une méritocratie de la violence. Mais il ne faut pas perdre de vue que les seigneurs de la guerre qui entamèrent le projet d’unité nationale, achevé par les shogun, n’étaient pas de grands nobles eux-mêmes. Ils étaient des brutes issus de milieux modestes, qui dominèrent le pays par la force et la ruse, à la manière des lutteurs dans leurs combats.

APRÈS: Le Chanko Nabe

jeudi, décembre 30, 2004

De l’importance du statut sur la vie quotidienne

Quand Tatsuya me dit qu’il souhaiterait atteindre le haut du banzuke, je suis convaincu qu’il a en tête la renommée et la gloire qui nimbent les stars du sumo. Les lutteurs ne jouissent plus vraiment de l’estime qu’ils avaient avant au Japon, ce pays intégré désormais dans la mondialisation leur préférant les stars locales du football ou du base-ball. Mais les sumotori ont toujours leurs fans, dont de généreux mécènes qui leur offrent de grosses sommes. Les sumotori ont des magazines et des fan clubs qui leur sont dédiés ; ils reçoivent des lettres d’amour et des propositions en mariage d’admiratrices.

Mais je ne crois pas que Tatsuya parle uniquement du désir universel de l’athlète d’être reconnu pour ses qualités. Pour lui, l’avancement est la seule échappatoire – autre que le fait de quitter définitivement le sumo – à ce qui m’apparaît comme une existence plutôt pitoyable.

Les lutteurs dont je partage la chambrée ont tous un rang suffisamment élevé leur assurant une vie pas si terrible. Ils ont tous un petit espace personnel. Ils possèdent tous leur petite télévision. La plupart possèdent leur propre console de jeux. Muriyasu a une petite chaîne hi-fi sur laquelle il passe du rap ou du reggae tout en mangeant de larges tranches de pain grillé dans le petit toaster qu’il conserve dans son box. La chambre est souvent bercée par une douce cacophonie, le Playstation de Murayoshi rivalisant avec les films de la télévision de Saita et la chaîne hi-fi de Moriyasu en fond sonore.

La plupart de ces lutteurs atteignent la trentaine, et une télévision, une console de jeux et un placard rempli de livres et de CD peut apparaître comme le minimum vital pour des hommes de cet âge. Mais c’est, toutes proportions gardées, une existence de nababs en regard de celle de Tatsuya et des sept autres qui vivent au rez-de-chaussée.

Tout d’abord, leur chambre à coucher n’en est pas vraiment une. Ils dorment dans la salle commune où sont pris les repas, où l’on regarde la télévision et où l’on classe les banzuke. C’est la même pièce d’où j’assiste, assis les jambes croisées, à la plupart des entraînements matinaux. Quand ils s’apprêtent à se coucher, le soir comme pour la sieste, ils doivent sortir leur couchage hors du placard et les étaler au sol. Il leur faut effectuer l’opération inverse dès leur réveil.

Etant donné qu’ils n’ont pas d’espace pour eux, ils ne peuvent pas vraiment posséder quoi que ce soit. Chacun possède un tiroir en plastique dans le placard pour y mettre ses vêtements. Et la plupart semble posséder un cellulaire et une Gameboy, avec pour conséquence un fatras invraisemblable de fils électriques et de chargeurs de batteries sur les prises où ils branchent leurs appareils. Mais, ayant un statut qui ne leur confère quasiment pas d’espace personnel, c’est à peu près tout ce qu’ils peuvent posséder.

Mitsui, un lutteur un peu plus vieux qui n’a jamais vraiment pu grimper dans le banzuke et est toujours resté au rez-de-chaussée – et dont une blessure au cou l’empêche de combattre – a essayé d’améliorer sa condition matérielle. Un soir, il rentre avec un lecteur de DVD chinois bon marché qu’il relie à sa vieille télévision portable cabossée, pour pouvoir choisir ses propres films au lieu de s’en remettre au choix du groupe sur la télévision de la salle commune. L’ensemble est suffisamment petit pour tenir dans le placard durant la journée. Mais il y a quelque chose de pathétique et de poignant de le voir la nuit avec ses fils électriques se glissant dans son lit pour atteindre son petit cinéma personnel. Il le regarde, un drap posé au dessus de l’ensemble et de sa tête pour éviter de déranger ses voisins de chambrée.

Le statut d’un lutteur conditionne également sa journée. Les lutteurs du rez-de-chaussée sont debout avant ceux dont je partage la chambrée. Ils nettoient la pièce commune, revêtent leur mawashi, montent pour réveiller gentiment leurs supérieurs – qui généralement se rendorment juste après pour un moment – et vont alors fouler le sol de la salle d’entraînement. La plupart du temps, cela fait bien une heure qu’ils sont à l’exercice avant que mes camarades de chambrée ne fassent leur apparition dans la salle d’entraînement.

Pendant l’entraînement, beaucoup des lutteurs les moins bien classés disparaissent de temps à autres pour emplir la baignoire, aider à la préparation du repas, et accomplir des tâches pour le sekitori, l’oyakata et le kashira. Ils sont aussi victimes des rares mais fulgurantes bouffées de violence que les lutteurs les mieux classés déchaînent parfois à leur encontre. Je n’assiste pas trop souvent à des accès de violence de la part de ces garçons aux manières généralement policées, mais quand cela se produit, c’est véritablement effrayant. Extrêmement rare et imprévisible, cette violence n’en est que plus saisissante.

Après l’entraînement, l’ensemble des lutteurs suit le même emploi du temps l’après midi : coiffure, bain, repas puis sieste. La coiffure est officiée par le tokoyama, le coiffeur du sumo, qui arrive chaque matin et déploie son attirail quand l’entraînement tire sur sa fin. Les sumotori ne se lavent les cheveux qu’une fois par semaine en général, l’affaire étant rendue difficile par le nettoyage de toute l’huile parfumée que le tokoyama emploie pour leur cheveux chaque jour. J’ai aperçu une fois Nakahara, sans doute le lutteur le plus lourd de la heya, en train de se laver les cheveux : il reposait nu, sur le côté, sur le sol de la salle de bains, dont il emplissait la majeure partie, sa tête plongée dans une bassine d’eau chaude pour dissoudre l’huile.

Par conséquent, au lieu de se laver les cheveux, tout ce qu’un lutteur fait un jour ordinaire est de se rincer la chevelure dans l’évier de la cuisine pendant que le repas se prépare, puis de s’asseoir sur le tapis du tokoyama pour se faire coiffer. Le tokoyama peigne les cheveux, les frictionne avec une bonne rasade d’huile parfumée puis se sert d’un peigne pour rassembler les cheveux en un mince fourreau huileux, pointant au dessus du crâne. Il en égalise la pointe, puis l’attache au milieu avec un morceau de fil blanc épais. Il se sert ensuite d’un autre morceau de fil pour attacher le chignon au dessus du crâne du lutteur, le bout pointant vers l’avant.

Ce chignon si typique – le chonmage – était autrefois porté par les samurai et les citadins japonais, avant que le régime modernisateur arrivé au pouvoir à la fin du 19° siècle ne l’interdise. Les nouveaux maîtres, sous le règne de l’empereur Meiji, pensaient que les chignons donnaient aux Japonais un aspect rétrograde par rapport aux autres nations. Mais du fait de la place très importante que le sumo tenait déjà dans la culture japonaise à l’époque, les lutteurs furent autorisés à conserver leur chonmage.

Le sekitori se fait coiffer en premier, suivi par les lutteurs classés immédiatement en dessous de lui. Les lutteurs les moins bien classés ne sont bien souvent coiffés que des heures après l’entraînement.

Le bain est également pris dans l’ordre de l’ancienneté, l’oyakata le prenant le premier, puis le sekitori, le kashira, mes camarades de chambrée. Les lutteurs mal classés, bien sûr, passent en dernier. Tandis qu’ils attendent eux-mêmes de pouvoir se baigner, toutefois, ils aident l’oyakata, le sekitori et le kashira dans leur bain, habillement et repas.

Je ne suis pas convaincu que l’oyakata et le kashira aient quelqu’un qui leur frotte le dos dans la salle de bains, mais ils ont quelqu’un qui attend dehors pour leur donner leur serviette quand ils sortent et leur préparer leurs vêtements. Un après midi, le kashira s’est habillé après son bain dans la chambre où je dors, et j’ai regardé le jeune Ishikawa lui donner chaque vêtement dans l’ordre de nécessité.

Je ne pense pas non plus que les jeunes lutteurs aient à donner le bain au sekitori. En raison de son rang, le sekitori a des tsukebito, des assistants, choisis pour lui par l’oyakata parmi les lutteurs. Les tsukebito du sekitori changent souvent après la publication d’un nouveau banzuke. Avant le banzuke de jeudi dernier, le sekitori avait trois tsukebito : Nakahara et Kitamura, qui sont juste un rang en dessous de lui, et Batto, le Mogol de rang inférieur. Depuis, Batto a passé son tour, Kazuya et Matsunaga prenant sa place.

Le sekitori avait l’habitude de faire appel à Batto, et fait maintenant appel à Kazuya, pour la plupart des petites tâches quotidiennes, y compris le bain. En conséquence, la plupart des lutteurs sont épargnés par ce poste, mais personne ne sait jamais quand cela peut lui tomber dessus. Les tsukebito mal classés du sekitori se tiennent également debout près du dohyo, porteurs d’une serviette à lui tendre pendant son entraînement, mais lors des tournois, je me suis laissé dire que cette tâche incombe aux makushita Nakahara et Kitamura. Il n’est apparemment pas de bon ton d’avoir un simple jonidan pour se faire passer une serviette en public.

Quoi qu’il en soit, après avoir fourni leur aide pour le bain, les lutteurs de rang inférieur servent leur repas au sekitori et au kashira (l’oyakata mange en famille dans son appartement). Pendant ce temps, le lutteurs mieux classés, qui se sont reposés pendant le bain de leurs supérieurs, prennent leur propre bain. Puis ils mangent tandis que les moins bien classés peuvent enfin se baigner.

Lorsque les lutteurs bien classés et moi-même avons fini notre repas et montons pour la sieste de l’après midi, en général avant deux heures, les inférieurs commencent à peine leur repas. Il leur faut encore manger, ranger la salle commune et faire la vaisselle avant de pouvoir sortir leur couchage et s’endormir eux-mêmes.

Ils finissent également leur somme plus tôt que mes camarades de chambrée. Nous nous réveillons généralement après quatre heures quand l’un des lutteurs du rez-de-chaussée vient vider nos poubelles et balayer la chambre. Les gars « du haut » tuent alors le temps – télévision, cellulaire, un petit roupillon supplémentaire – pendant que les gars du bas préparent le dîner, balaient la salle commune, lavent les mawashi et serviettes de l’entraînement, et récurent le couloir et les toilettes.

Une fois le dîner prêt, les mal classés montent et nous appellent à table. Ils ne sont pas autorisés à se servir eux-mêmes avant que leurs supérieurs n’aient pris leur part ou sauté keur tour. Le sekitori mange seul dans sa chambre, servi par ses tsukebito.

Tout de suite après le dîner, les mal classés sont à nouveau de corvée de vaisselle. Mais leurs responsabilités ne s’arrêtent pas forcément là. Leurs supérieurs envoient constamment des lutteurs dehors pour chercher en catastrophe de la nourriture dans des snacks ou des épiceries.

Le rang des lutteurs détermine même ce qu’ils doivent porter. Les plus mal classés – jonokuchi ou jonidan – ne peuvent sortir qu’en geta, de grosses et bizarres sandales de bois. Les mieux classés – sandanme et au-dessus – peuvent porter des sandales souples à semelles de bambou. Les lutteurs classés en haut du banzuke peuvent porter des ceintures colorées sur leur kimono, quand les moins bien classés doivent se limiter à une ceinture noire. Ils ne sont même pas autorisés, à l’inverse de leurs supérieurs, à porter un manteau sur leur kimono.

Ces règles compliquées, toutefois, n’ont que peu de sens dans la pratique, les lutteurs de rang inférieur étant en général bien trop occupés par leurs tâches au sein de la heya pour pouvoir vraiment s’éloigner, et leurs survêtements et tongues sont amplement suffisants pour les courses qu’ils doivent faire dans le voisinage.

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mardi, décembre 28, 2004

Le Banzuke

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Jeudi, le jour où le gyoji dégarni vient sanctifier le dohyo, arrive également le banzuke. Le banzuke – le classement du sumo – liste tous les membres de l’univers du sumo, des lutteurs aux yobidashi, tous placés selon leur rang. Le nouveau banzuke arrive généralement deux semaines avant le début de chaque tournoi bimensuel de sumo – à l’exception de celui précédant le tournoi de janvier, qui arrive une semaine plus tôt encore pour ne pas interférer avec le vacances du nouvel An qui paralysent quasiment le pays pendant la première semaine de l’année.

La feuille de banzuke réarrange le classement de tous les lutteurs du pays en prenant en compte leurs performances dans le tournoi précédent. C’est l’Association de Sumo qui les édite, mais les heyas elles-mêmes sont responsables de leur distribution. Jeudi, tôt le matin, l’oyakata est parti pour le quartier général de l’Association de Sumo, et revient avec quelques caisses de feuilles. Au moment où je me lève, les lutteurs – qui ont un jour sans entraînement pour pouvoir s’occuper des banzuke pour leur distribution – sont déjà en plein travail.

Ils se sont répartis en une sorte de chaîne de montage sur le sol de la salle commune. Le processus commence avec Kitamura, qui en effectue la répartition. Il distribue alors des paquets de feuilles sur toute la chaîne, où d’autres lutteurs les tamponnent du sceau de la heya. Les travail se fait par binômes, l’un des lutteurs tournant les pages et l’autre les tamponnant. Les feuilles sont alors passées à un autre binôme, qui les marque du sceau du Tournoi de Janvier.

Dernière étape pour les feuilles, les derniers lutteurs qui les rassemblent pour les envoyer aux mécènes et supporters, et à toute personnes qui en a commandé un exemplaire. Quelques lutteurs plient des feuilles en rectangles propres avant de les glisser dans de enveloppes pour ceux qui ont commandé des feuilles individuelles à 50 Ұ (0,5 €) l’exemplaire. Murayoshi, lui, range dans de plus grosses enveloppes des paquets de 5, 10 et 25 feuilles pendant que d’autres lutteurs en roulent plusieurs centaines à la fois dans des colis cylindriques pour les commandes en gros à 2500 Ұ (environ 20 €) les cent feuilles. Avant le dîner, ce sont 3000 banzuke qui sont sous enveloppe. Le travail se poursuit le reste de la soirée, cette fois ci pour des banzuke que les lutteurs s’achètent eux-même pour envoyer à leurs amis, familles ou fans.

Je m’assied près de Tatsuya, qui s’occupe de banzuke individuels, pour regarder par dessus son épaule cette grande feuille couleur crème, recouverte d’épais caractères calligraphiés. Elle est séparée en cinq lignes qui donnent un aspect presque cosmologique à l’univers du sumo. Les lutteurs les mieux classés sont mentionnés dans les caractères les plus gros sur la ligne du haut, les caractères se faisant de plus en plus petits à mesure que le regard descend dans le banzuke. La ligne du bas liste les noms des oyakata, kashira, yobidashi et autres personnes associées au monde du sumo, chacun de ces groupes ayant son propres classement. Ces lignes sont coupées en deux par leur centre par une colonne étroite qui coupe toute la feuille, dans laquelle on trouve des informations sur le tournoi à venir et les noms des gyoji. Les noms se trouvant à droite appartiennent à la division ouest, ceux de gauche, à celle de l’est. Ces démarcations sont parfaitement arbitraires et n’ont absolument aucun rapport avec les origines géographiques des lutteurs ou de leurs heyas.

Tatsuya met le doigt sur le caractère le plus gros de la ligne supérieure. « C’est le Yokozuna : Asashoryu ».

Asashoryu est actuellement le seul et unique Yokozuna, ou Grand Champion. Un sondage effectué au Japon l’a récemment placé en tête des sportifs non-japonais préférés. Il vient de Mongolie, pays très bien représenté dans l’afflux récent de lutteurs étrangers de haut vol, parmi lesquels on retrouve également un Russe, un Bulgare et un Géorgien. Il y a toujours eu des pincées de lutteurs étrangers dans le sumo, mais ils ne connurent jamais vraiment de succès avant la brochette de lutteurs hawaïens qui débuta dans les années 70 avec Takamiyama, premier étranger à remporter un tournoi, et s’est achevée il y a quelques années avec l’énorme Akebono, premier Yokozuna étranger du sumo.

Les lutteurs de la ligne du haut du banzuke appartiennent tous à la division makuuchi, me dit Tatsuya, qui inclut dans ses plus hauts grades les yokozunas, ozekis, sekiwake et komosubi. Il me montre quels lutteurs sont les ozeki, un rang en dessous du yokozuna, dont fait partie le lutteur Kaio. Kaio est souvent décrit comme le plus grand espoir pour les japonais d’avoir un yokozuna national, mais à chaque fois que le titre est à portée de sa main, il lui glisse entre les doigts.

Dans la deuxième ligne, où les lutteurs de rang subalterne commencent à être listés, Tatsuya me montre le nom du Sekitori, Ishide. Il est imprimé dans des caractères qui font à peine le quart du volume de ceux de la ligne précédente. Enfin, Tatsuya me montre son propre nom sur la ligne la plus basse des lutteurs, qui incluse les jonidan dont il fait partie. Son nom est imprimé en caractères si petits qu’il doit écarquiller les yeux et le chercher longtemps parmi les autres noms.

« C’est là que je veux être » me dit-il, en montrant la ligne du haut.

APRÈS: De l’importance du statut sur la vie quotidienne

dimanche, décembre 26, 2004

Dohyo-Tsukuri

Trois fois par an, la Hanaregomabeya, la heya au sein de laquelle je séjourne, détruit puis reconstruit son aire d’entraînement. L’Association Japonaise de Sumo impose cela à toutes les heyas de Tokyo, avec probablement un but mystique, mais lorsque j’ai demandé à Murayoshi quelle en était la raison, il m’a juste répondu : « je ne sais pas. J’imagine que le centre du dohyo finit par être usé ? ».

L’ensemble du processus, appelé dohyo-tsuruki, prends trois jours : un premier pour détruire le sol, un autre pour le refaire, et un troisième pour le dohyo matsuri, un rituel de sanctification. Les lutteurs entament le processus mardi, juste après la séance de retour au calme. Cherchant pelles, truelles et râteaux dans un placard de la salle d’entraînement, il commencent à creuser le sol de terre battue, pieds nus, enfonçant leurs pelles avec leurs talons sans chaussures. La plupart portent juste leur mawashi, mais certains ont une serviette nouée autour de la taille, qui fait irrésistiblement penser à une minijupe d’où leurs fesses tranchées par le mawashi pointent de manière coquine.

Il ne leur faut pas trop de temps, malgré le peu d’entrain des lutteurs les mieux classés. Bientôt, ils atteignent la bordure que Kazuya a délimitée au sol environ à un mètre des murs. (Kazuya est le jeune lutteur que j’ai toujours nommé ici par son nom de lutteur, Hayeshida).

Pas d’entraînement le lendemain. Au lieu de cela, les lutteurs se réveillent à l’heure assez tranquille de 07 h du matin pour commencer la réfection de l’aire d’entraînement. Ils sont rejoint par trois yobidashi – les hérauts du sumo – venus d’autres heyas pour donner un coup de main. Les yobidashi, apparemment, sont les ingénieurs du monde du sumo. Leurs attributions comprennent la supervision de la construction des dohyos et l’exécution des tâches les plus délicate de cet ouvrage. Les yobidashi qui sont venus pour le dohyo matsuri portent les tabi, des chaussures à fine semelle de caoutchouc dont le dessus de coton sépare le gros orteil des autres, comme un moufle. Ce sont les chaussures traditionnelles du monde du bâtiment au Japon.

Katsuyuki, le yobidashi le plus expérimenté des trois, est dans sa quarantaine. Il appartient aussi à la heya où je vis, mais habite à l’extérieur. C’est lui qui dirige les opérations, supervisant Haruki, le yobidashi adolescent qui vit dans la heya, et deux autres yobidashi d’autres heyas, qui ont tous les deux l’air d’avoir dans les vingt ans.

A huit heures, quand je me lève en même temps que les lutteurs les plus gradés avec qui je vis, la reconstruction a déjà commencé. Katsuyuki est en train de se mettre en tenue de travail est semble atterré de voir entrer un petit bonhomme blanc, le regard embrumé, en survêtement froissé.

Les deux yobidashi des autres heyas, pendant ce temps, sont dehors en train de préparer la tawara, ces sacs de terre en fourreau à demi-enterrés en cercle dans le sol de la salle d’entraînement pour former le dohyo. Des lutteurs emplissent par des fentes sur le côté les éléments de tawara déjà préparés. Une fois bien emballés, le yobidashi les referme et les martèle pour leur donner leur forme à l’aide d’épaisses bouteilles de bière en verre.

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Pendant cet ouvrage, les lutteurs commencent à marteler la terre du sol de la salle d’entraînement. Ils se succèdent, utilisant un épais billot munis de poignées aux extrémités. Travaillant en binômes, ils le soulèvent et l’abattent violemment au sol. Evoluant en cercles concentriques, ils martèlent petit à petit le sol du dohyo.

Une fois la tawara achevée et le sol du dohyo complètement aplani, Katsuyuki guide les lutteurs qui font courir une corde qui rejoint les milieux de deux murs opposés de la salle, puis frappe sur la corde pour imprimer une démarcation séparant la pièce en deux. L’opération est réitérée pour les deux autres murs, traçant une croix au centre de la salle, centre dans lequel Katsuyuki enfonce un pieu.

Un jeune yobidashi attache alors la corde au pieu et se sert d’un mètre ruban pour marquer sur la corde la distance de six shaku (une unité de mesure typiquement japonaise, ce qui équivaut à peu près à deux mètres cinquante) depuis le pieu. Enfonçant un énorme clou dans la corde, il le fait tourner autour du pieu comme un compas géant, gravant un large cercle sur le sol.

Puis Katsuyuki et l’un de ses assistants dégagent une couche de terre à l’intérieur du cercle, commençant par le centre et repoussant cette terre vers les extrémités, pour qu’elle forme un périmètre approximatif à l’endroit ou le cercle a été dessiné. Le jeune yobidashi étale alors la terre de nouveau dans le cercle. Les lutteurs reprennent alors à nouveau leur travail en tassant à nouveau le sol, tout d’abord avec le billot, puis avec d’épaisses planches enfoncées à l’extrémité de perches qu’ils soulèvent au dessus de leurs épaules et martèlent violemment au sol.

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Ensuite, ils réutilisent la corde pour retrouver le centre de la salle et redessinent le cercle, que Katsuyuki et deux lutteurs martèlent une fois de plus avec leurs outils. Pendant ce temps, des autres lutteurs creusent une rigole le long du cercle géant avec leurs pelles et truelles. Tandis qu’ils effectuent leur tâche, un yobidashi se sert d’une truelle pour creuser nettement les rebords du cercle. Quand tout est achevé, le cercle est devenu un cylindre parfait de terre solidement battue, s’élevant de la rigole dans une salle toujours en terre brute.

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Après le déjeuner, un jeune yobidashi commence la mise en place de la nouvelle tawara dans la rigole faisant le tour du cercle. Il la frappe au centre avec une grosse bouteille de verre vide pour qu’elle soit de niveau avec la partie centrale du cercle. Tandis qu’il s’affaire autour du cercle, les lutteurs aplanissent le reste de la salle d’entraînement. Une fois cette tâche achevée, le sol semble immaculé, en dépit du fait qu’il est fait de terre battue, avec une tawara de paille toute neuve remplaçant la précédente, qui était maculée de terre.

Pendant ce temps, trois gars, qui ressemblent à des ouvriers typiques, salopette, mitaines et bottes de chantier, sont arrivés et installent une échelle à côté du reliquaire qui se trouve près du plafond, dans le coin arrière droit de la salle d’entraînement. L’un d’entre eux enlève l’épaisse corde suspendue sur le reliquaire et le drap violet aux armes de la famille de l’oyakata – aux motifs verdoyants – qui le recouvre en partie. Repoussant de côté les urnes d’offrandes en porcelaine blanche et des vases de feuilles fraîchement coupées, il descend le minuscule reliquaire, emporté à l’extérieur pour être nettoyé. Un homme plus âgé, pendant ce temps, suspend une corde de paille tressée autour du plafond de la salle d’entraînement, dont retombent des fils et des papiers blancs découpés en forme d’éclairs. Avant de repartir, les ouvriers replacent enfin le reliquaire et les autres ustensiles, achevant le travail avec une toute nouvelle corde suspendue et un nouveau drap au dessus.

Pas d’entraînement le lendemain. Pas plus mardi. La matinée est passé à étudier le banzuke – les feuilles de classement du sumo : j’en dirai plus un autre jour. Dans l’après midi, Nobutaka, le gyoji en chef de la heya, i.e. un arbitre de sumo, arrive pour diriger le dohyo matsuri, le rituel de purification du dohyo.

Si les yobidashi sont les ingénieurs du sumo, les gyoji en sont à l’évidence les prêtres. La heya où je séjourne a deux gyoji : Kichijiro, 27 ans, qui vit avec nous, et le plus ancien, expérimenté, Nobukata, qui a son propre appartement.

Kichijiro passe la majeure partie du mardi après midi à préparer l’arrivée de Nobukata, sortant ses kimonos, éventails et tout le reste du bazar. Kichijiro instruit ensuite Ishikawa, l’un des lutteurs, de déposer un tas de terre sèche et argileuse au milieu du dohyo et d’en élever un petit monticule, au sommet duquel il place une idole de papier . En face, il place une sorte de paillasson, sur lequel il dépose un petit autel de bois avec des assiettes d’algues séchées, poisson séché, riz sec et de sel, ainsi qu’une petite branche feuillue. A côté, une grosse bouteille de saké. Pour finir, il dépose trois petits tas de sel aux coins de la pièce.

Nobukata apparaît après le repas. C’est un petit vieux qui porte un costume bleu à fines rayures. Il est sérieusement dégarni. Quand je demanderai plus tard son nom à l’un des lutteurs, il me répondra « Hage-san » - Mr Crâne d’œuf – avant de me donner son véritable nom.

Dès son arrivée, Nobukata commence à se déshabiller au milieu de la salle commune, pendant que Kichijiro l’aide à enfiler son premier kimono noir, sur lequel il passe un kimono bleu avec de larges manches pendantes, refermé par une large ceinture. Le kimono porte également un motif en forme de feuille et de petits ornements cylindriques jaune et orange, qui ressemblent à des appâts de pêche à la mouche, brodés sur les manches, le col et près des ourlets. Pour finir, il revêt un chapeau noir, bas et pointu, une jugulaire lui descendant en dessous du menton, et glisse dans sa ceinture le petit éventail de bois que Kichijiro lui a sorti d’une boîte recouverte de satin.

Tandis que les lutteurs s’alignent de chaque côté de la salle, l’Oyakata, le Kashira et le Sekitori alignés contre le mur du fond, Nobukata s’agenouille sur le paillasson et frappe deux fois dans ses mains, comme le font les gens ici quand ils s’approchent d’un sanctuaire et qu’ils veulent attirer l’attention des dieux. Il psalmodie une prière japonaise dont je ne comprends pas un mot, se penche vers l’avant en sortant son éventail de bois, puis le remet à sa ceinture et refrappe deux fois dans ses mains.

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Prenant la branche, il l’agite doucement au dessus de son épaule. Il l’apporte à l’oyakata, au kashira et au sekitori, qui s’inclinent devant elle, puis aux deux rangs de lutteurs, qui s’inclinent également, avant de retourner devant l’autel. Frappant encore deux fois dans ses mains, il s’incline à nouveau avec son éventail.

Puis il se saisit de la bouteille de saké et dépose à chaque coin de la pièce quelques gouttes de liqueur sur les tas de sel que Kichijiro a déposés. Puis il fait le tour du dohyo, répandant du saké sur la tawara fichée dans le sol.

Finalement, il revient sur le paillasson et demande à Kichijiro d’emporter l’autel et le saké. Ce dernier revient avec un éventail plus large, doré avec des motifs verts. Il s’agenouille encore et déclame d’une voix de stentor une prière que je ne comprends toujours pas. Remplissant deux verres, il les donne aux lutteurs qui en prennent une petite gorgée avant les faire passer.

Les lutteurs commencent également à ma grande surprise à manger les plats de riz et de poisson séché, que je croyais dédiés aux dieux. Plus grande encore est ma surprise quand Matsunaga m’enjoint d’en consommer moi-même. Je regarde les plats disposés et, pensant que les morceaux de poisson séchés ont l’air d’être ce qu’il y a de meilleur, j’en embouche un.

« Non » me dit Matsunaga. « Tu dois faire comme cela ». Il mime le fait de prendre une pincée de chaque plat – poisson, riz, algues et sel – et d’en avaler toute la poignée d’un coup.
« Oups, désolé », lui dis-je, avant d’en faire autant.

APRÈS: Le Banzuke

vendredi, décembre 24, 2004

Lendemain de shiko

Je me réveille mardi matin emmitouflé dans les couvertures de mon agréble futon, béat et satisfait. Il ne me faut que peu de temps, toutefois, pour me rappeler où je suis, et qu’il va me falloir m’extirper de ce douillet cocon pour passer quelques heures avec rien d’autre sur le dos qu’un sous-vêtement de tissu rêche. Je traîne donc sous mes couvertures jusqu’à ce que mes camarades de chambrée commencent eux-mêmes à se lever et descendre en bas. Je finis par balancer mes couvertures et me lève pour ranger mon couchage.

Mais aussitôt que je suis sur mes jambes, je m’écroule presque. Clairement, j’en ai trop fait sur les shikos hier. Jamais aucune séance de musculation ne m’a fait ressentir ce que j’ai aujourd’hui : ni mes premières courses en montagne, ni le ski, ou encore le snowboard. Des genoux au bassin, je ne suis plus que douleur. Douleur pour marcher. Douleur pour rester debout. Douleur pour s’asseoir.

Rester couché, toutefois, me semble pas trop inconfortable, et je rampe donc jusqu’à mon lit en me demandant si je dois essayer d’échapper à la séance d’entraînement ce matin. D’un côté, je n’ai pas envie d’être pris pour un glandeur. Le monde du sumo, pour ce que je peux en dire, exècre ce genre de choses. Et j’ai peur que l’Oyakata, qui a fait montre de tant d’hospitalité, ne pense que je n’ai pas été sincère avec lui, et que je suis prêt à faire fi de mon enthousiasme à me lever tôt, à sauter le petit déjeuner et à mettre un mawashi au premier petit bobo.

De l’autre côté, je crains que, même si j’arrive à enfiler mon mawashi et à atteindre la salle d’entraînement, je ne pourrai sans doute pas dépasser la première série de shikos. Ce qui voudrait dire que j’aurais embêté quelqu’un pour m’aider à mettre mon mawashi, pour m’éclipser du dohyo avant même que les combats n’aient commencé.

Finalement, je décide de faire quelques shikos dans la chambre même, pour pouvoir me tester. Au pied de mon lit, j’écarte les jambes, frappe le sol du pied droit, écarte les jambes à nouveau, puis pied gauche. Chaque mouvement me donne une sensation tant douloureuse qu’étrange, mes jambes ayant la vivacité de nouilles trop cuites. Murayoshi, encore dans son lit, m’aperçoit en train de m’escrimer douloureusement sur mes shikos, seul dans l’obscurité, et me dit : « Qu’est-ce que tu fais ? »
« Mes jambes me font mal », lui dis-je, les dents serrées.
« Si tes jambes te font mal, c’est pas la peine de mettre un mawashi » me dit-il, ce qui est exactement ce que je voulais entendre.
Je rampe à nouveau vers mon lit pour tuer le temps et me préparer mentalement à passer les prochaines heures dans la salle commune, mes jambes endolories devant être croisées.

Quand je finis par descendre, Murayoshi, que je croise dans le couloir, me dit « n’oublies pas de remercier le Kashira pour le dîner ».
Le Kashira se trouve dans la salle d’entraînement assis à sa place habituelle sur l’avancée. Quand je le remercie pour le barbeucue coréen de la veille, il me dit : « alors comme ça, tes jambes te font mal ? »
« elles me font mal, oui ». Petit sourire en coin de sa part. Quelques autres lutteurs, entendant que je ne les accompagne pas à la séance parce que j’ai mal aux jambes, rient doucement. Lorsque l’Oyakata descend enfin de ses appartements quelque peu après le début de l’entraînement, il me voit dans la salle commune, en survêtements.
« Ses jambes lui font mal » explique le Kashira avec un sourire, ce qui provoque également l’hilarité de l’Oyakata.

APRÈS: Dohyo-Tsukuri

jeudi, décembre 23, 2004

Le Mawashi

Le petit matin dans une heya a quelque chose de féerique. Personne ne parle, même s’ils murmurent dans leur coin et respirent fort, passant dans les couloirs dans leurs légers kimonos et entourant en silence leurs blessures du jour précédent avec des bandages. C’est une atmosphère que je suis réticent de briser, en ce lundi matin, mais je n’ai absolument aucune idée de la façon de me préparer pour le dohyo. Finalement, c’est Hiroki qui me voit un peu perdu dans les couloirs, près de la salle de bains, et me demande ce qui se passe.

« L’oyakata a dit que je pouvais essayer aujourd’hui »
« Donc tu mets un mawashi ? »
« Oui, si ça ne dérange pas ».

Il prend un mawashi – une longue et large bande de tissu gris, repliée dans le sens de la longueur – de la pile attenante et me dit de me déshabiller, ce que je fais. Pour le mettre, il me faut d’abord le déplier, tenant un bout sous le menton, et le passer entre mes jambes en une sorte vasque effilée. Puis je tourne sur moi même tandis que Hiroki enroule le reste de la toile autour de moi comme une ceinture. Juste avant les derniers tours, il me montre comment enserrer le bout de mawashi que je tiens toujours sous le menton de manière à pouvoir le détacher pour aller aux toilettes. Pour finir, quand l’ensemble du mawashi est enroulé autour de ma taille, il termine en enserrant le reste dans mon dos. Le mawashi ne fait en principe que quelques tours autour de la taille des lutteurs avant d’être achevé. Pour ce qui me concerne, toutefois, j’ai eu à tourner tellement de fois qu’il s’est quasiment transformé en un tutu fait de rouleau isolant pour charpente…

Vêtu de mon mawashi, je suis Hiroki vers le terrain d’entraînement en terre battue, au contact bien froid sous mes pieds nus. Hiroki me demande d’attendre sur le côté jusqu’à ce que quelqu’un ait le temps de venir pour m’expliquer comment faire, mais Murayoshi, le camarade de chambrée que j’ai vu dormir avec un inhalateur de ventoline, me fait bondir dans la ligne des lutteurs qui pratiquent le lever de jambe de côté, le shiko.

C’est bien plus dur que ça en a l’air. Il me faut garder mes mains sur les genoux, pouces vers l’avant et coudes en arrière durant le squat ; les pieds doivent être dans l’axe des épaules ; les pieds doivent frapper franchement, les genoux verrouillés. Et avant chaque combinaison squat-frapper de sol, je dois claquer bruyamment mes cuisses.

Chaque lutteur compte à tour de rôle dix répétitions, ce qui fait environ 150 au total : bel exercice de musculation des jambes. Puis nous nous agenouillons sur la jambe gauche tout en étirant la droite, changeons de position et répétons l’exercice en entier quelques fois. Regardant autour de moi, je m’aperçois que les lutteurs, même les plus gros d’entre eux, transpirent nettement moins que moi.

Puis, suivant la direction des lutteurs, je pose mes fesse presque nues sur le sol et étire mes jambes au maximum. Il faut toucher les orteils, ce qui s’avère particulièrement difficile en raison des nombreuses couches de tissu qui me rentrent dans l’estomac.

Puis tous les lutteurs se penchent vers l’avant, amenant leur estomac tout près du sol. Je suis très loin de pouvoir le faire. Murayoshi, apercevant ma piètre performance, repousse mes jambes un peu plus loin encore avec sa plante de pieds et presse doucement sur mon dos, amenant mon torse plus près du sol. Soudain, quelque chose claque dans le haut de ma cuisse gauche. Je ne peux dire que cela soit quelque chose de grave, pas un claquage ou apparenté, mais c’est clairement un claquement et ça fait mal. Murayoshi l’a aussi entendu. Il s’arrête de pousser et me dit quelque chose que je ne suis pas sûr de comprendre, mais qui ressemble à « Gagné… ».

Les combats peuvent alors commencer, les moins gradés entrant en premier tout comme samedi. Murayoshi m’enjoint de poursuivre mes shikos, à l’instar de beaucoup d’autres lutteurs. Le mouvement me permet de ne pas trop ressentir le froid, en dépit du fait que je me trouve sur un sol de terre battue dans une pièce non chauffée, et quasiment nu. Mais dès que les autres lutteurs s’arrêtent, je stoppe également mes mouvements, pour ne pas me couvrir de ridicule en étant tout seul à les poursuivre.

La pause est brève toutefois. Bientôt, le Kashira fait son apparition, et fait signe à Mitsui, qui se trouve à côté de moi, de me faire continuer les shikos, peut-être parce qu’il veut que je reste chaud, ou parce que c’est ce qu’on doit faire quand on est sur le dohyo pour la première fois. Bref, je poursuis mes shikos sans m’arrêter pendant quasiment une heure, de peur que le Kashira ne me fasse une remarque comme samedi à propos de mes jambes dépliées. Mitsui m’accompagne, s’arrêtant parfois pour corriger ma position.

Au bout d’une heure, je commence à avoir les hanches très douloureuses et ne peux quasiment plus tenir sur une jambe tout en frappant le sol avec l’autre. Quand Mitsui s’arrête enfin, je l’imite, trop fatigué pour continuer et me sentant toujours ridicule d’être seul à poursuivre l’exercice.

Debout, dans mon mawashi, je sens très vite le froid me prendre à la gorge. Je me demande soudain ce que je fais là, en slip de tissu à faire des mouvements de gymnastique, puis à attendre là dans ce froid mordant de pouvoir m’entraîner au bout du compte. Cela va-t-il vraiment ajouter quelque chose à ma compréhension du sumo plutôt que de rester à voir l’entraînement du sol confortable et chaud de la salle d’entraînement ? Mais, si la réponse est non, cela ne vient-il pas remettre en cause l’essence même de mon projet d’étude ?

Au milieu de cet afflux de questions existentielles, je finis pas regarder un petit peu l’entraînement qui se déroule devant moi. Les combats d’aujourd’hui sont de loin plus brutaux que ce que j’ai vu samedi. Le plus renversant étant de se rappeler de la façon dont ces gars sont en dehors du dohyo, me cajolant pratiquement pour être sûrs que je ne manque de rien, nourriture ou bains.

Quelques instants auparavant, Murayoshi est venu me demander si j’ai besoin d’une pause pour aller me baigner, craignant sans doute que je puisse ne pas en prendre un parce que je ne sais pas ôter mon mawashi. Maintenant, il est sur le dohyo avec Hiroki et le démolit littéralement. Hiroki était déjà dans un sale état : son genou droit et sa cuisse droite en sang. Mais il continue encore et toujours à remonter sur le dohyo avec Murayoshi, qui va largement au-delà de la simple bestialité nécessaire pour remporter un match. Plus d’une fois, il balance Hiroki hors du dohyo, puis lui sort de nulle part une baffe gratuite en chemin. A une occasion, il jette même Hiroki au sol, puis le frappe dans le dos.

Muriyasu est encore plus brutal. Pendant une séance de « polisseuse », qui sont en réalité dénommées butsukarigeiko, il met au défi Batto de le sortir du dohyo, mais ce dernier se révèle incapable de le bouger plus d’un mètre à chaque fois. Muriyasu lui hurle constamment à l’oreille « plus vite ! Tu es trop lent ! ».

Toutes les séances « polisseuse » que j’ai vu jusqu’ici ont été suivies de combats simulés, ou le pousseur, toujours le moins gradé, laisse le haut gradé repousse le mener tout autour du dohyo par le cou. Puis le pousseur se laisse projeter au sol d’où il bondit de manière théâtrale sur ses pieds.

Mais cette fois ci, il ne s’agit plus de combats simulés. Muriyasu tire véritablement Batto par le cou et les cheveux, puis le projète au sol avec violence. Et au lieu de bondir avec grâce sur ses pieds, Batto se retourne au sol avec le peu d’énergie qui lui reste, soufflant et grognant, des larmes plein les yeux, puis échoue encore et encore à essayer de repousser Moriyasu hors du dohyo. Couvert des pieds à la tête de terre battue collée sur son corps luisant de sueur, des gouttelettes de sang perlent de son genou.

Une fois la plupart des matches finis, le sekitori, ayant combattu deux de ses plus immédiats inférieurs, et les ayant laissé se combattre entre eux, s’avance vers moi et me demande si je suis prêt à combattre. Je lève alors mes bras et lui fait comprendre « je suis prêt ».

« Tu le combat, lui » dit-il, montrant Hayeshida, qui le suivait juste derrière. « Mais c’est un pédé », ajoute-t-il.
« D’accord, je m’en souviendrai », dis-je.

Mais je me retrouve en fait à affronter Hiroki à la place. Tout d’abord, je dois faire une séance de « polisseuse » contre lui. Il se place au centre du dohyo et attend que je le charge depuis le rebord. Comme prescrit, je part d’une position de squat sur le rebord, poings au sol devant moi et me jette sur lui, paumes en avant contre son torse.

Il ne bouge pas d’un millimètre.

Le sekitori me dit qu’il me faut rentrer dans son torse avec la tête, et Hiroki montre du doigt l’endroit précis, sous son épaule droite, où doit se produire l’impact. Je charge à nouveau, et cette fois, il bouge bien de cinq ou six centimètres. Mais le sekitori me dit que j’ai encore mal chargé. Je suis censé le rencontrer sans que mes pieds ne quittent le sol.

Pour mon ultime charge, j’avance comme prescrit, les pieds bien au sol, et rentre dans son torse avec la tête et les paumes. Encore une fois, je dois bien le faire bouger de deux centimètres.

Vient ensuite le véritable combat. Nous nous faisons face au centre du dohyo, accroupis les poings au sol, et il reçoit ma charge avec douceur, attrapant mon mawashi. Je fais des pieds et des mains pour l’entraîner dans une sorte de prise, mais le sekitori me crie « Attrape son mawashi ».

Le tenant par son mawashi, je réussis sans trop savoir comment à le faire venir au rebord du dohyo, et le sekitori me crie alors « Pousse ! ». Vaine remarque. Je ne peux pas bouger Hiroki, qui fait une tête de plus que moi et doit peser quasiment 150 kilos. Au lieu de cela, c’est lui qui me repousse, et en un clin d’œil me voici de l’autre côté, prêt à être éjecté. Je réussi toutefois à rester encore dans le dohyo en plantant mes pieds dans les balles de paille enterrées qui marquent ses limites. Avant qu’Hiroki ne puisse me soulever et me balancer, le sekitori fait signe que le match est fini.

La séance d’entraînement se termine par quelques centaines de squats, bien douloureux après mes heures de shiko. Quelques pompes, un retour au calme et la séance est terminée.

Quelqu’un m’a apporté un kimono. Le sekitori me dit de rester devant le réchaud. Clairement, je ne suis pas traité comme une jeune recrue ordinaire.

Après l’entraînement, je prends mon bain, mange et remonte dans la chambre, avec à nouveau l’intention de taper quelques notes. Au lieu de ça, je dors à nouveau d’un sommeil de plomb. A mon réveil, Murayoshi me prévient que le Kashira nous emmène pour un barbecue coréen. A l’heure de partir, Murayoshi, Ishikawa et moi-même montons sur des bicyclettes, puis roulons à travers des zones résidentielles ou commerciales tranquilles jusqu’au restaurant. J’ai les jambes détruites par tous les shikos que j’ai effectués.

Le Kashira arrive avec sa fille de treize ans, calme mais enjouée, qui lit une traduction japonaise de CS Lewis à table quand elle n’est pas en train de manger. Le Kashira voudrait bien qu’elle parle anglais, en se servant de moi comme d’un traducteur, mais son anglais n’est pas franchement au point et de toute manière, elle n’a pas la tête à ça.

Le Kashira commence une impressionnante quantité de nourriture, notamment des pieds de porc bouillis, un bol de soupe de riz et une salade, qu’il mange tout seul. Pour la tablée, il commande plusieurs gras plateaux de tranches de bœuf mariné que nous faisons griller sur de petits grils de table. Même sort pour des tranches de langue de bœuf, excellentes trempées dans du jus de citron frais, et un énorme plat de tripaille caoutchouteuse et sentant les pieds. Quelques assiettes de sashimi de foie de bœuf également, cru et trempé dans de l’huile de sésame, étonnamment goûteuses.

Une fois rentrés à la heya, Hiroki, m’ayant vu précédemment griffonner dans mon calepin, plaisante : « maintenant, il va écrire dans son journal ‘aujourd’hui le Kashira m’a emmené au barbecue coréen. C’était très bon ». C’est exactement ce que je suis en train de faire.

APRÈS: Lendemain de shiko

mardi, décembre 21, 2004

L’Homme à la Tête de Chien

Le dimanche est le jour de repos de la heya, sans entraînement matinal. Aucun de mes camarades de chambrée n’était autour de moi quand je me suis couché la nuit précédente et, lorsque je me réveille, tous à l’exception de Moriyasu – qui n’est toujours pas rentré – sont plongés dans un profond sommeil.

En bas, une poignée de lutteurs sont avachis dans la salle commune devant la télévision. Mitsui, un homme au visage serein et réfléchi, a mis des lunettes pour lire une bande dessinée, assis contre le mur. Deux autres lutteurs sont assis côte à côte, presque blottis l’un contre l’autre, et bricolent chacun leur portable. Les frères Takemura, Tatsuya et Hiroki, dévorent un tas de Mc Muffin et quelques boîtes de Mc Nuggets en attendant de passer à table. Batto met en place une corde à linge dans la salle d’entraînement, puis y suspend le kesho mawashi du sekitori pour l’aérer.

Les Kesho mawashi sont des mawashi de cérémonie avec un tablier, que portent les haut gradés pendant les tournois. ils sont en soie, faits main, coûtent des milliers de dollars et sont généralement offerts par les oyakata ou des groupes de supporters. Le kesho mawashi que Batto a suspendu en face de la salle commune a comme l’image d’une mascotte portant un marteau brodée dessus. Le shikona du sekitori, Ishide, est brodé à droite.

Je demande à Hiroki ce que font les lutteurs pendant leur jour de repos. « On dort, on se baigne, on se repose… des trucs comme ça » me dit-il

Comme j’ai pas mal dormi les deux derniers jours, aidé en cela par l’apparente absence de café dans la heya, et que je sais que personne ne me laissera l’aider aux tâches ménagères, même si j’insiste, je décide d’aller me balader l’après midi. J’ai besoin d’un peu d’air, n’ayant quasiment pas quitté la heya depuis mon arrivée. Donc, après le déjeuner, je prends le train vers Shibuya, où je peux enfin goûter à un café tant mérité et recevoir mes e-mail dans un cybercafé.

J’aimerais bien prendre également mon dîner dehors – manger indien, ou bien une pizza, quelque chose qui n’apparaîtra jamais sur le menu de la heya. Mais j’ignore quand les lutteurs attendent mon retour et craint que de rester dehors trop longtemps puisse être mal perçu. Je me mets donc sur le chemin du retour, prenant cette fois mon train à la station de Harajuku, ou je traverse la foule du dimanche après midi, des métalleux, des gothiques, ou des lolitas perverses, et des touristes faisant la queue pour les photographier.

Le dîner à la heya, s’avère en fin de compte une agréable surprise : coquilles Saint Jacques grillées, avec quelques plats d’accompagnement. Après avoir dîner et m’être une nouvelle fois vu refuser mon aide pour la vaisselle, je monte pour taper quelques notes.

Peu après, Tatsuya vient m’annoncer que c’est l’heure du thé. Je le suis en bas, où nous passons devant le sekitori, accompagné de Batto, qui se rendent à la salle de bains.

Je suppose tout d’abord que le thé est une tradition du jour de repos et m’attends à voir toute une assemblée de lutteurs, tasse à la main, dans la salle commune. Au lieu de ça, on me tend une tasse de café et un beignet, et me dit de m’asseoir par terre. Apparemment, ce n’est l’heure du thé que pour moi. Dans un petit accès de paranoïa, je m’imagine qu’ils espèrent me voir boire un café, rester éveillé toute la nuit et dormir pendant l’entraînement demain matin, leur épargnant l’embarras de m’habiller en mawashi et de m’emmener sur le dohyo avec eux. Mais la vérité doit être tout simplement qu’ils se sont figurer que m’offrir un café et un beignet serait un geste sympa, ce que c’est d’ailleurs.

Je m’assied avec mon café et mon beignet, et regarde un programme télévisé sur des enquêteurs traitant des légendes urbaines. Dans l’épisode, ils vérifient la véracité de l’histoire d’une dame qui a passé son chat au micro-ondes et doivent découvrir si la nourriture brûlée donne ou non le cancer. Soudain, le sekitori entre, une serviette jaune autour de la taille, suivi de Batto, le caleçon relevé à la manière d’un string.

Tout le monde se lève à l’entrée du sekitori. Je regarde vers Ishiwaka, celui que Batto a appelé l’Irakien. Ce dernier secoue légèrement la tête, me faisant signe que je n’ai pas à me lever. Le sekitori tend une boîte emplie de papiers à Mitsui, puis se met devant le réchaud pour quitter sa serviette pour une paire de shorts. Un autre lutteur, grand, la mâchoire carrée, nommé Matsunaga, se balade entre moi et la télévision. Le sekitori le remarque. « pousses toi de là » aboie-t-il à son attention.

Plus tard, assis à côté de Mitsui, le sekitori discute avec lui, me semble-t-il de ce qu’ils pensent que j’arrive à comprendre du programme télé. C’est bien ça.

« Combien comprends-tu de l’émission ? » me demande le sekitori.
« Environ 60 pour cent »

Il bouscule Mitsui. « Je t’avais bien dit qu’il ne comprend pas tout ». Puis il pointe Mitsui du doigt et me dit : « Il n’en comprend que 40% », déclenchant un rire général. Puis il montre Kitamura, alors en train de faire sécher la serviette du sekitori devant le réchaud. « Lui, que 15% ».

Après les éclats de rire, il reste près de Mitsui quelques moments, avant de se lever pour faire une prise enserrant la tête de Fuchita, lequel se met à tousser et à défaillir, le visage tout rouge. Après qu’il a desserré son étreinte, Fuchita continue de longs moments à respirer péniblement.

Maintenant, le programme télé s’intéresse à l’homme à tête de chien, qui est apparemment une légende urbaine très connue au Japon. La caméra zoome sur un visage momifié d’homme à tête de chien, qui s’est révélé être un canular. Le sekitori montre le visage de Kitamura, indiquant une ressemblance ressentie avec la mine de l’homme-chien. Kitamura ne fait pas attention, et tout le monde rit donc sous cape jusqu’à ce qu’il lève la tête pour se rendre compte qu’il est l’objet d’une autre des farces du sekitori.

L’assemblée peut alors partir encore une fois dans un éclat de rire gras et général.

APRÈS: Le Mawashi

lundi, décembre 20, 2004

L’entraînement

Je me réveille le samedi sur les coups de six heures du matin, avec les lutteurs autour de moi qui émergent lentement de leur sommeil et se préparent pour l’entraînement. Mon énorme voisin de lit, Saita, a déjà roulé son couchage et reste assis dans le noir, entourant ses poignets et chevilles de bandages.

Après son départ, je me lève et descend au rez-de-chaussée. Je tombe sur Batto dans le couloir. Il porte un mawashi et me fait signe d’aller dans la salle commune. Contiguë à cette dernière, se trouve une aire d’entraînement de taille similaire, au sol en terre battue. Elle se trouve à un niveau inférieur, si bien que l’entrée de la salle commune fait saillie. Au centre de cette saillie se trouve un coussin vide avec d’un côté un cendrier vide, et de l’autre un quotidien sportif attendant l’oyakata, comme je le suppose avec raison.

Au centre de la salle d’entraînement de trouve le dohyo, aire circulaire délimitée par d’étroites botte de pailles à demi-enterrées.

Pour l’instant, je n’ai encore vu personne dans la pièce, il n’y avait ce matin qu’un gros monticule de terre avec un papier blanc savamment plié enfoncé au sommet – qui se révèlera être de nature religieuse (ndla : si quelqu'un peut développer...).

Là, le gros monticule a disparu, et les lutteurs se tiennent en rangs dans la pièce. L’un d’entre eux commence à égrener un compte et, à chaque chiffre, les lutteurs frappent l’une de leurs cuisses, lèvent une jambe de côté, la frappent au sol puis s’accroupissent. Les levers de jambe ne sont pas franchement synchronisés, mais sont plutôt comme une lente pétarade.

Ils portent tous un mawashi gris, et à peu près la moitié d’entre eux ont des bandages aux pieds ou aux mains. Certains ont d’énormes ventres proéminents, de grosses poitrines tombantes et de grotesques amas de bourrelets dégoulinants sur les côtés de leur mawashi. Mais, même chez les plus gros, leur musculature est clairement apparente. Quand ils frappent le sol, leurs amas de chair sont comprimés et leurs muscles tendus apparaissent.

Après leurs étirements, ils forment alors une sorte de file indienne et s’avancent autour du périmètre du dohyo. Un lutteur balaie alors celui-ci, tandis qu’un autre l’arrose avec l’eau d’un pot de fleur bleu ciel.

Deux lutteurs se mettent alors face à face, puis se chargent mutuellement. Après une brève échauffourée, l’un d’eux se retrouve en dehors. Les combats se succèdent à un rythme soutenu, un nouvel adversaire se présentant pour remplacer celui venant d’être projeté au dehors ou, moins souvent, au sol.

Le choc d’entrée est une collision brutale. Quelques uns entrechoquent leurs têtes, et l’on peut entendre le bruit des crânes qui se cognent. Un autre lutteur, après avoir encaissé un grand nombre de charges à l’épaule, se met à saigner au point de contact. Et, au vu des traces, bleus et coupures présentes dans la salle, c’est apparemment un matin plutôt calme.

Peu après le début des combats, le Kashira fait son entrée par une porte extérieure. Il enlève ses chaussures et sa veste. Peu après, le Yobidashi entre dans la salle commune, toujours dans son T-shirt « Scorpion Boy » et un pantalon à carreaux, et s’assied juste derrière moi. Lui faisant un signe, le Kashira lui souffle quelque chose à l’oreille, apparemment pour m’enjoindre de ne pas m’asseoir le jambes étendues comme je l’ai fait jusqu’à présent. Je dois être assis jambes croisées, m’indique le Yobidashi. Un jour et demi après être resté assis pendant les quatre heures d’entraînement, mes jambes me font toujours mal.

Environ une heure et demi après le début des combats, le Sekitori fait son entrée, dans un mawashi blanc. Tous les lutteurs s’inclinent devant lui avec déférence, tandis qu’il s’avance vers le robinet qui se trouve de l’autre côté de la salle d’entraînement, où il se rince la bouche de grandes gorgées d’eau. Bien qu’étant le lutteur le plus accompli dans la pièce, il est loin d’être le plus gros. Ses bras et ses jambes sont fins, avec des muscles bien dessinés, son ventre, rond et ferme comme une pierre polie. Il reste dans un coin de la salle, pratiquant des étirements et levers de jambe.

Finalement, environ deux heures après le début de l’entraînement, l’Oyakata descend les marches qui mènent de son appartement au hall d’entrée. Il s’assied sur le coussin qu’on lui a disposé et s’allume une cigarette. Après un instant, il se penche vers moi et me murmure « vous voulez un petit-déjeuner ? ». Je lui fais signe que ça va, bien qu’affamé et en manque cruel de caféine.

L’Oyakata et le Kashira restent à leur place sur l’entrée, lançant d temps à autres des critiques aux perdants des matches. Les combats se poursuivent l’un après l’autre, des lutteurs de rangs proches se bousculant pour prendre place face au dernier vainqueur, se contemplant durant un bref instant d’éternité, puis s’entrechoquant au milieu du dohyo. Après chaque douzaine de matches, un lutteur se positionne au bord du dohyo et laisse un autre lutteur le charger. Il se laisse pousser au travers du dohyo sans soulever ses pieds, en grattant la surface comme une surfaceuse humaine. Puis les deux lutteurs simulent un match rapide, celui ayant servi de surfaceuse se laissant projeter au sol, en faisant un saut de l’ange avant de sauter sur ses pieds.

Après pas mal de reprises de cela, la plupart des lutteurs qui ont combattu ayant eu l’opportunité de pousser ou d’être poussés, le dohyo est à nouveau balayé et arrosé, puis une nouvelle série de matches reprend avec des lutteurs plus haut classés.

Dans la dernière série, Kitamura et un véritable géant du nom de Nakahara affrontent tour à tour le Sekitori. Dès que ce dernier fait son entrée sur le dohyo, trois jeunes lutteurs – Batto le Mongol, un costaud nommé Fuchita et Hayeshida, lui assez petit et paraissant très jeune – s’alignent à l’arrière, porteurs respectivement d’une serviette, d’un bol de sel et d’un balai. Le Sekitori prend alors quelques poignées de sel, et s’en frotte les bras, les jambes et la bouche, puis et répand sur le dohyo. Puis il affronte Kitamura.

Kitamura est de loin le lutteur le plus fin, toute chose étant relative. Son torse est large et bien dessiné avec, chose extrêmement rare ici, des abdominaux clairement visibles. L’ensemble de sa carrure fait qu’il ne semble pas déplacé parmi les autres lutteurs, mais presque l’ensemble de celle-ci est composée de muscles.

Malgré cela, il ne fait pas le poids devant le plus gros mais plus flasque Sekitori, qui le sort du dohyo match après match. Très rarement, le Sekitori peut se retrouver sur le point d’être lui même projeté, mais même en ces occasions, il se débrouille pour contourner son adversaire pour le balancer en dehors.

L’une des rares fois où il se retrouve entraîné au dehors du dohyo est quand le bien plus imposant Nakahara parvient à le coincer dans son étreinte sur le rebord du dohyo et, se servant de son énorme ventre comme d’un levier, soulève le Sekitori pour le déposer en dehors des limites.

Les victoires du Sekitori sont, malgré cela, largement plus nombreuses. Il excelle dans l’art d’utiliser la force de son adversaire le projeter lui-même en dehors. Lorsqu’il est chargé, il s’écarte souvent au dernier moment, attrapant son adversaire par le mawashi et l’entraînant en dehors du dohyo grâce à son inertie.

Lors d’un combat avec Nakahara, alors qu’il agrippe celui-ci, le Sekitori commence à le provoquer vertement : « Tu comptes faire quoi ? Tu comptes faire quoi ? », lui dit-il alors que, pratiquement submergé dans les chairs du géant, il finit par le faire valser autour du dohyo avant de le laisser simplement s’écrouler.

A la fin de cette série de confrontations, le dohyo se transforme en une « surfaceuse pour tous », les lutteurs se succédant dans des séries de poussées. Kitamura et Nakahara, tour à tour, offrent une louche d’eau au Sekitori, qu’il refuse. Les lutteurs sont couverts de sueur, leurs cheveux retombant de leurs chignons. Beaucoup ont le dos entièrement recouvert de terre qui se colle sur eux lorsqu’ils sont projetés au sol.

Entre temps, je commence à m’inquiéter. Je commence à me demander ce qui a bien pu me passer par la tête quand je me suis imaginé que je pouvais m’entraîner avec ces gars. Je m’étais sans doute imaginé qu’il feraient quelques séances de gym, répèteraient des mouvements comme dans un cours de judo, et qu’ils s’affronteraient dans quelque combats raffinés et softs.

Je suis très loin du compte. Voilà comment ils s’entraînent vraiment : ils s’entrechoquent comme deux locomotives face à face, poussent, bousculent, culbutent ou agrippent l’autre jusqu’à le soumettre. Aucun calcul : on saute sur le dohyo et on y va. Je réalise soudain que me confronter à l’un de ces gars sur le dohyo serait comme foncer à mobylette contre une rame de métro. Je serais broyé, au sens propre.

C’est peut-être vrai, toutefois, j’essaye de reprendre mon sang-froid. Je peux toujours aller ici et là, regarder ce qui se passe, parler au maximum de personnes. Je ne suis pas forcé de monter sur le dohyo pour tirer les vers du nez du maître.

C’est alors que, tandis que les lutteurs s’essuient et entament le balayage final du dohyo, l’Oyakata se penche à nouveau vers moi
« alors, vous voulez essayer ? ».

j’ai comme dans l’idée que la réponse qu’il attend, et que je partage désormais, est un « non ». J’essaie donc de m’en tirer avec le plus d’élégance possible.
« Vous savez, j’aimerais essayer, mais je n’ai aucune idée de la façon de faire ».

A ma grande surprise, toutefois, il ne me laisse pas m’en tirer ainsi.
« Bien sûr, mais quelqu’un peut vous l’apprendre, petit à petit. Et s’il y a quelque chose que vous ne voulez pas faire, vous n’êtes pas obligé de le faire ».

en un clin d’œil, je me retrouve replongé dans la partie. Lundi (le dimanche est leur jour chômé), je débuterai mon entraînement de sumo.

Dans l’intervalle, Batto a commencé à balayer le terre en surface du dohyo en un monticule disposé au centre, comme je l’avais entraperçu auparavant, tandis que quelques lutteurs discutent avec le Sekitori. Dans la pièce commune, le coiffeur de sumo, le « tokoyama », qui est arrivé et a commencé sa préparation pendant les derniers matches, travaille les cheveux d’un lutteur avec de l’huile parfumée et les attache en un chignon. Le tokoyama – son nom est Tokokado – vivait dans la heya, mais l’a quittée lorsqu’il s’est marié, et apparaît désormais à la fin des séances d’entraînement.

Alors que je m’apprête à quitter la pièce, le Sekitori m’appelle, me désignant Hayeshida.
« hey, c’est un pédé » dit-il. Rire général. Je me figure que quand le Sekitori lance une blague ou une insulte, tout le monde rit.

« Vraiment ? » demandé-je innocemment. Je ne sais pas trop quoi dire. Je ne veux pas entrer dans le jeu du Sekitori en riant moi-même, mais je ne peux pas rester complètement indifférent.

Ma réponse fait rire le Sekitori et, par voie de conséquence, tout le monde. Ce qui pousse le Sekitori a poursuivre sa blague « lui aussi, c’est une fiotte », dit-il, en montrant Kitamura, déclenchant de nouveaux rires. « Il est bisexuel ».

« Oh », dis-je en quittant la pièce.

Je remonte dans ma chambre, où Moriyasu, qui est mon voisin, joue avec son cellulaire en écoutant Missy Elliot. Moriyasu est arrivé dans la heya treize ans auparavant, à l’âge de quinze ans. Il est actuellement en makushita, le plus haut rang des waikashu, les divisions inférieures, juste en dessous du Sekitori qui, comme juryo, est au rang le plus bas des divisions professionnelles.
Après avoir attendu que le Sekitori en ait fini avec son bain, Moriyasu va lui-même se baigner et m’invite à le rejoindre. Je commence à croire que les lutteurs, ici, sont un peu trop enclins à partager leur bain avec moi, mais me range finalement à l’explication qu’ils veulent être sûrs que je sais comment prendre un bain à la japonaise, où l’on se récure avant de plonger dans la baignoire. Deux autres lutteurs – particulièrement énormes – nous rejoignent dans la salle de bains.

J’aimerais pouvoir dire quelque chose d’intelligent à propos sur l’expérience de partager un bain avec trois sumotori couverts de mousse, mais cela s’avère particulièrement banal.

Bref, une fois baignés, Moriyasu me dit que je devrais remercier l’Oyakata. Je ne comprends pas très bien pourquoi, puisque je viens juste de lui parler durant l’entraînement, mais il me conduit en haut des marches et m’enjoint de dire « Otsukarisan degozaimasu », version sumoïstique d’une expression banale de remerciement après une dure journée de labeur. Arrivés à l’appartement de l’Oyakata, nous passons devant son épouse assise dans la cuisine et arrivons dans le bureau où se tient l’Oyakata.

« Otsukarisan degozaimasu », dis-je, tandis que Moriyasu me retire les mains des poches où je les ai inconsciemment et fort impoliment fourrées alors que je m’adresse à l’Oyakata. Lorsque ce dernier me donne congé, Moriyasu me pousse en dehors du bureau et me bouscule jusqu’en bas en me réprimandant avec un maternel « Garde tes mains hors de tes poches quand tu parles à l’Oyakata ».

De retour à la salle commune, le Sekitori est en train de prendre son repas, assis tout seul par terre. Hayeshida, Fushita et Batto se tiennent debout de l’autre côté de la table, lui servant son chanko-nabe et lui versant du thé glacé, encore dans leur mawashi qui les fait en la circonstance ressembler à de jeunes esclaves de la Grèce antique.

Dans un nouvel exemple de mon statut ambigu dans ce monde hautement stratifié, Moriyasu m’indique que je devrais commencer à manger, maintenant, avec le Sekitori dont je croyais qu’il mangeait toujours le premier et seul. Je m’assied à ses côtés, et Fuchita me sert un bol de chanko-nabe. Puis le Sekitori lui crie de me servir un verre de thé glacé : c’est la première et dernière fois que j’aurai une boisson avec un repas en ces lieux.

Alors que nous mangeons, les lutteurs défilent, se rendant eux-mêmes chez l’Oyakata pour le remercier. Je me rends compte que c’est quelque chose que tout le monde fait tous les jours une fois baigné après la séance d’entraînement matinale. Alors qu’un lutteur traverse la pièce, le Sekitori me dit « son nom est Gu-Rauns ».

Je le crois sur parole, bien que tout le monde se mette à rire, y compris le lutteur qu’il désigne. « Okay », répons-je.
« Il est de Yamaguchi » poursuit le Sekitori, attendant les rires. « Gu-Rauns veut dire ‘trou du cul’ dans le patois de Yamaguchi. C’est pour cela que c’est son nom ».
« Oh, vraiment ? » dis-je, recherchant une réplique qui éviterait de rentrer dans son jeu. « on dirait du Français ». Je répète alors « Gu-Rauns » quelques fois avec un accent français très prononcé.
« Français, vraiment ? » dit le Sekitori, tandis que le lutteur de Yamaguchi poursuit son chemin « là, ça le fait pas mal ».

le nabe est bien meilleur que celui de la veille : il consiste en des morceaux de poulet dans un bouillon clair, accompagné de choux, champignons et carottes. Les assiettes complémentaires – des tranches de gâteau de poisson avec une sauce légèrement pimentée et de petites tranches de viande grillée – sont également plus comestibles. Mais j’ai du mal à en profiter en la présence du Sekitori et de ses esclaves, et je respire donc quand celui-ci annonce « je suis plein » et part rejoindre ses propres quartiers.

Je tyermine mon propre repas et remonte en haut dans la chambre, avec l’intention de tuer le temps jusqu’à ce que tout le monde ait fini de manger et se soit couché, pour pouvoir sortir sans rendre de comptes et brancher mon ordinateur sur une ligne téléphonique et vérifier mes e-mails. Mais, chose peu surprenante après une journée sans caféine, je m’endors moi-même une paire d’heures jusqu’à l’heure du dîner. Après le dîner, je regarde en compagnie de quelques lutteurs une série coréenne, avant de retourner me coucher.

Ce rythme de vie, manger, dormir, manger puis dormir encore, est la raison précise de la prise de poids des sumotori.

APRÈS: L’Homme à la Tête de Chien

dimanche, décembre 19, 2004

Le Sekitori

L’idée que les sumotori puissent engraisser en mangeant des sashimi élaborés et du bœuf de Kobe, avec de temps à autres quelques tranches de foie gras pour le dépaysement, est séduisante. Elle est cependant à des années-lumière de la vérité. Le régime des sumotori n’est vraiment pas quelque chose d’enviable.

J’ai ma première expérience du menu sumo le vendredi soir, quelques heures après mon arrivée dans la heya. Une fois achevée la sieste de l’après midi, les lutteurs arrivent peu à peu dans la salle commune. Trois tables rondes sont disposées là. Comme on me demande de m’asseoir, je prends place à la table de celui dont je découvrirai un peu plus tard qu’il est le Gyoji.

Les Gyoji sont les arbitres du sumo. Ils sont vêtus dans le style de l’aristocratie de l’ère Heia, d’un kimono chamarré et d’une coiffe laquée, et rendent leur verdict sur le dohyo en agitant l’éventail qu’ils portent. J’imaginais que les Gyoji étaient des hommes d’âge avancé, membres hauts placés de la hiérarchie du sumo. Mais le Gyoji assis à ma table est un gamin ; il ne doit pas avoir plus de 25 ans (je n’ai pas encore essayé de lui demander). Sa coupe de cheveux est courte et classique, et il porte jeans et pull, comme n’importe quel jeune japonais, sauf que, à l’instar de tous les Gyoji, il vit avec les lutteurs dans la heya auquel il appartient.

Nous sommes rejoints à table par le Yobidashi, qui, me paraissant encore plus jeune, m’estomaque encore plus. Les Yobidashi sont les hérauts du sumo, qui proclament les noms des compétiteurs. Celui-ci, qui vit également au sein de la heya, ressemble à un frêle adolescent. Il porte des jeans foncés et un T-shirt noir sur lequel est inscrit « Scorpion Boy ».

Le Gyoji et le Yobidashi mangent tous deux rapidement, et quittent bientôt la table. Pour ma part, je mets plus de temps à avaler mon repas. Celui-ci consiste en des restes de chanko-nabe de l’après-midi : un brouet sombre et acide de miso (ndla : les nipponisants, je compte sur vous, je ne sais pas ce qu'est le miso…) où surnagent des morceaux de poisson plein d’arrêtes. Le chanko-nabe, comme je le découvre alors, n’est pas nécessairement le bouillon de viandes variées dont on m’a parlé. En fait, il se compose de n’importe quelle viande dont on dispose à l’instant, généralement d’une seule sorte. Nous mangeons aussi de petits poissons fumés et salés dont il faut retirer les arrêtes, de grosses tranches de lard très gras, et des pommes de terre baignant dans une sauce épaisse et grasse. Du moins j’imagine que ce sont des pommes de terre ; ce pourrait tout aussi bien être des morceaux de radis noir. C’est difficile à dire, car cela n’a aucun goût et la consistance est trop molle à cause du bouillon.

Les lutteurs ont un bon coup de fourchette, mais ne sont pas les Gargantua que l’on pourrait s’imaginer. Ils s’envoient tous un bol de soupe empli de riz, et au moins un bol de chacun des mets se trouvant sur la table. Mais cela ne semble pas si énorme, si l’on considère le volume de leur ventre.

Une fois le repas achevé, les tables sont débarrassées et posées contre les murs, et tout le monde s’affale sur le sol pour regarder la télévision. L’un des lutteurs s’approche alors de moi et me dit : « viens avec moi. Il y a une autre personne que tu dois rencontrer. C’est un Sekitori ».

Les sekitori rassemblent les rangs les plus élevés du sumo, du grand Champion, le Yokozuna, jusqu’aux juryo. L’unique sekitori de cette heya, un juryo, vit dans une chambre individuelle à laquelle mène un escalier privatif. En chemin, le lutteur qui m’accompagne me rend quelque peu nerveux « Ne dis que ‘mon nom est Jacob, yoroshiku onegaishimasu’ », les mots de présentation usuels. C’est à priori malvenu de s’en écarter lorsque l’on s’adresse à un sekitori.

Lorsque nous atteignons le haut des marches, nous trouvons, rassemblés sur le palier du Sekitori, quelques lutteurs. J’entre, et aperçois le Sekitori assis sur le sol de sa petite chambre, dans un kimono blanc entrebâillé, une console de jeux vidéos à ses genoux. Son regard est perçant, ses cheveux en bataille.

« mon nom est Jacob, yoroshiku onegaishimasu ».
Il me demande quel est mon âge, et je lui réponds que j’ai trente ans.
« c’est vieux », dit-il.
Il me demande alors combien de temps je suis censé rester.
« Environ une semaine »
« Allez vous mettre un mawashi et combattre pour de vrai ? »
« Peut-être ».

Sur ce, il me fait signe de m’en aller, et les lutteurs présents me font sortir de la pièce. En bas, je commence une conversation avec quelques lutteurs parmi les plus jeunes. Le seul non-japonais de la heya, un Mongol du nom de Batto, raille un autre lutteur japonais, complexé par son teint très mat, en le traitant d’Irakien.

« Regardes, c’est un Irakien, c’est le neveu d’Oussama ben Laden », répète-t-il à l’envi.
« Tes blagues mongoles ne sont pas drôles » lui réplique sa victime.

Après un moment, un autre lutteur, Takemura Hiroki (à ne pas confondre avec son jeune frère Takemura Tatsuya, autre lutteur de la heya), m’invite au sento, les bains publics japonais. J’y vais, appréhendant quelque peu qu’il puisse me demander de lui frotter le dos, ou pire, ayant entendu ce que les plus jeunes lutteurs avaient parfois à faire pour leurs aînés. Mais le refus des autres lutteurs des les aider en cuisine m’a indiqué d’ores et déjà que, contrairement à ce que l’oyakata a pu me dire, je ne serai pas tout à fait traité comme un apprenti lutteur. Et, de toute manière, ma plus grande crainte est maintenant de rentrer chez moi avec des oreilles en chou-fleur, alors…

Tatsuya et moi même frottons nos corps respectifs, et essayons de papoter, mais à l’instar de nombreux lutteurs, son accent est à la limite du compréhensible. Il me dit qu’il est d’une ville ouvrière du centre du Japon, à la criminalité importante (mais pas autant qu’une ville américaine, insiste-t-il). Lorsqu’il a eu 16 ans, un de ses professeurs de lycée qui connaissait l’oyakata l’a recommandé pour la heya, bien qu’il n’avait jamais lutté auparavant. Il a donc quitté l’école pour venir à Tokyo.

De retour à la heya, je passe le temps avec les lutteurs dans la salle commune. Ils regardent la télévision, se baladent avec leurs cellulaires, jouent avec leurs gameboy. Tout semble normal et apaisé, mais je suis toujours particulièrement conscient de la brutalité présente sous cet aspect bonhomme – ces gars, après tout vivent du combat. Leurs visages couverts de bleus, leurs yeux au beurre noir et leurs oreilles en chou-fleur ne semblent pas leur poser de problèmes : la douleur, lorsqu’on passe toutes ses journées à faire des reprises sur un dohyo, est un élément de la vie quotidienne. Mais leur style de vie, consistant à s’infliger l’un l’autre les pires douleurs toute la matinée, puis à se reposer béatement ensemble toute la soirée, leur donne l’aspect de membres d’un étrange monastère de la violence, une confrérie très hiérarchisée de bagarreurs de rue.

Bientôt, je vois certains d’entre eux sortir les futons de leurs placards, et je comprends dès lors que la pièce, qui sert déjà de réfectoire et de salon, s’apprête à devenir une chambre à coucher. Je remonte dans la plus petite pièce, où je suis installé, me rendant compte à présent que je suis logé avec les plus importants lutteurs (en dehors du sekitori) qui bénéficient d’un peu plus d’intimité, ont moins de colocataires et, plus important, ont la possibilité d’avoir pas mal d’affaires personnelles. Les inférieurs ne peuvent pas avoir grand chose car ils n’ont pas la place pour les mettre. Les gars d’en haut marquent leur territoire par l’accumulation d’affaires.

Personne n’est dans la chambre lorsque j’y arrive, et le chauffage est coupé. Je déplie alors mon futon et m’enroule dans la couverture pour me tenir chaud. Je m’endors sans même m’en rendre compte et dors comme une masse toute la nuit.

APRÈS: L’entraînement

samedi, décembre 18, 2004

L’Oyakata, le Kashira et Iki

Miki-san, le chroniqueur sportif du Yomiuri qui a arrangé mon séjour dans la heya, devait être absent hier, jour prévu pour mon arrivée par l’oyakata, et il a donc envoyé un de ses collègues, Usaoa-san, me prendre pour me déposer à la heya. Usaoa me rencontre à la station Ryogoku, près du Kokugikan, le stade et quartier général du sumo à Tokyo, d’où un apprenti lutteur doit m’accompagner jusqu’à la heya.

Usaoa me fait pénétrer dans un bureau encombré du Kokugikan, qui ressemble à n’importe quel bureau japonais : six plans de travail se faisant face par sections, des papiers partout, des rayonnages en métal et des meubles aux teintes années 50.

A l’arrière du cabinet se tient, assis derrière un bureau, un homme aux cheveux lisses, poivre et sel, porteur d’une cravate qui tranche avec son costume bleu marqué de ses initiales. Il ressemble à un directeur d’entreprise, apprêté pour la photo officielle dans son usine. Assis sur la table devant son bureau se tient un gros gars aux cheveux en brosse. Celui-ci ressemble, avec sa carrure massive engoncée dans un costume bleu roi à boutons dorés, à un videur d’une boîte de nuit surpeuplée.

Usaoa me fait asseoir devant l’homme assis derrière le bureau et prend un siège derrière moi, tout près du gorille.

« Donc, Miki-san me dit que vous voulez vivre la vie d’un rikishi » entame-t-il, se servant du mot japonais pour lutteur de sumo. « Ca me va, mais je veux juste m’assurer de quelques points… ».

A ce moment-là, en fait, j’ignore totalement qui est cet homme. Etant assis derrière un bureau du Kokugikan, j’imagine donc qu’il doit être un employé de la fédération de sumo. En fait, c’est l’oyakata, le patron, le maître de l’écurie de sumo où je dois me rendre. Peut-être Usaoa pensait que j’allais le reconnaître. Ou peut-être me l’avait-il expliqué en chemin et je l’avais mal compris. J’ai encore des lacunes en japonais.

L’oyakata poursuit. « Il faut que vous sachiez que les rikishi se lèvent très tôt. Pouvez vous vous lever avant même le soleil ? ».

« Bien sûr » réponds-je. Cette question est facile. Je viens juste d’arriver au Japon et en fait, le décalage horaire me fait encore me lever bien avant l’aube.

Question suivante. « Vous savez, les rikishi dorment sur un futon à même le sol, dans une grande chambre collective. Vous êtes capable d’en faire de même ? ».

« Okay ». Ca me parait très semblable à une auberge de jeunesse.

« Les rikishi ne mangent que deux fois par jour, le déjeuner et le dîner. Pas de petit-déjeuner. Vous devez être habitué à avoir trois repas. Pourrez vous faire avec deux seulement ? »

Là, c’est plus dur, mais, encore une fois, je réponds par l’affirmative. Je peux gérer la faim le matin pendant une semaine s’il le faut. Et, après tout, je veux avoir une expérience de première main de la vie que connaissent les rikishi.

« Savez vous ce que mangent les rikishi ? », me dit l’oyakata, annonçant le prochain défi. « Ils mangent du chanko-nabe. Pouvez vous manger du chanko-nabe ? ».

Je n’ai jamais essayé le chanko-nabe, mais j’en ai beaucoup entendu parler. Il s’agit du régime copieux, riche en protéines, de n’importe quel rikishi, un ragoût de bœuf, porc, poisson, poulet, tofu et je ne sais quoi d’autre, cuit dans un bouillon épais. Il n’y a pas franchement beaucoup de voies bien claires pour la reconversion des sumotori, qui quittent leur sport avec un corps massif qu’il leur faut gérer. L’une est de devenir oyakata et de démarrer sa propre écurie, voie très chère puisqu’il faut acheter une licence spéciale. Une autre est de devenir coiffeur de sumo. La troisième est d’ouvrir un restaurant de chanko-nabe.

Je n’ai jamais mangé de chanko-nabe, et le dit à l’oyakata quand il me demande si je pourrai le supporter. « Mais ça n’a pas l’air mal », dis-je, lui arrachant le premier sourire depuis le début de notre conversation.

Il poursuit sa litanie des choses qu’il me faudra faire si je veux vivre comme un lutteur de sumo. « Les rikishi portent le mawashi », dit-il, parlant de cette pièce de tissu façon couche-culotte dans laquelle les lutteurs se battent et s’entraînent. « Porterez vous un mawashi ? ».

Pour dire vrai, cela ne me tente pas vraiment, et je suis certain que cela ne sera pas très flatteur sur moi. Mais je veux que l’oyakata soit sûr que je le fais pour de vrai, et lui réponds donc, dans un japonais pour le moins approximatif « Si c’est ce que font les lutteurs, je le ferai ».

« C'est bon », me dit-il, m’expliquant que le gorille va m’accompagner à la heya. Après un bref dialogue final avec l’oyakata pour déterminer combien de temps je resterai (c’est toujours en cours, probablement une dizaine de jours max), Usaoa et moi-même suivons le gorille en dehors. Sur le chemin de la gare, celui-ci se présente sous le nom, ou plutôt le titre, de kashira. Il s’avère que c’est une sorte d’adjoint de l’oyakata. Il me dira plus tard qu’il a été un lutteur jusqu’à dix ans auparavant. Son shikona était alors Hananokuni.

A la gare, Usaoa nous quitte, le kashira m’achète un ticket et nous pénétrons à l’intérieur. Nous tombons alors sur un lutteur, ce qui me paraît assez normal à Ryogoku, le quartier du sumo de la ville. Mais il s’avère qu’il est de notre heya ; je crois qu’il est là pour nous accompagner. Le kashira me le présente comme étant Kitamura.

Kitamura est un bel homme, avec toutefois un début de cernes sous les yeux, portant un chignon allongé qui pointe sur le haut de son crâne et retombe vers l’avant. Il est vêtu d’un kimono violet et d’une large ceinture bleue, avec un téléphone mobile coincé à l’intérieur. Il n’est pas très grand, et le kimono qui recouvre son ventre qui dépasse de sa ceinture ne lui donne pas une allure ridicule. C’est un gars solide, pétant la forme.

Mais ses oreilles son affreuses. Couvertes de cicatrices et de protubérances, réduites à l’état de bourgeons atrophiés. Je suis sûr et certain que c’est du à son entraînement. Lorsque j’ai préparé ce projet d’étude, j’ai lu un ouvrage sur le lutteur hawaïen Takamiyama, premier rikishi non-japonais à avoir emporté un tournoi. Il y était expliqué comment Takamiyama a eu ses propres oreilles en chou-fleur : dans les mains des lutteurs expérimentés de son écurie quand ils étaient persuadés qu’il faisait preuve d’arrogance. Si l’oyakata m’avait dit : « Les rikishi finissent par avoir leurs oreilles réduites en une purée sanguinolente. Vous êtes prêt à avoir les oreilles dans cet état ? », c’est là que j’aurais refusé.

Mais il est trop tard pour ce type de pensées. Je suis déjà dans le train, coincé entre Kitamura et le kashira. Je bavarde avec ce dernier, qui m’interroge sur le type de nourritures japonaises que je suis capable de manger, jusqu’à ce que nous atteignions la gare d’Ogikubo, l’arrêt de la heya.

Il faut encore dix bonnes minutes de marche. Kitamura, qui a quitté le train à l’arrêt précédent, est déjà là. A l’intérieur, une douzaine de lutteurs sont autour du tatami. La plupart sont en survêtement ; l’un d’entre eux, toutefois, pour une raison indéterminée, ne porte qu’un short blanc. Tous ont un chignon allongé sur le crâne, et tous ont une carrure impressionnante. C’est comme si je venais de pénétrer dans un monde d’êtres sur-gonflés.

Le kashira m’extirpe de ce monde quelques instants pour me faire monter un escalier partant directement de l’alcôve d’entrée, endroit où, dans les maisons japonaises, les visiteurs laissent leurs chaussures. A l’étage se trouvent les appartements de l’oyakata et de son épouse. Le kashira me présente à celle-ci, qui porte un inquiétant bandage sur des bleus à sa pommette gauche.

Le kashira me ramène alors en bas, dans la chambre aux paillassons, où tour à tour chacun des lutteurs se présentent à moi. Je ne me rappelle aucun de leurs noms, mais je n’oublierai jamais cette sensation de me trouver en présence de tant de personnes aussi radicalement différentes, dans tous les aspects, de moi-même. Ils font tous une tête de plus que moi, pèsent quelque chose comme deux fois mon poids, sont tous asiatiques (l’un d’entre eux, je l’apprendrai par la suite, est Mongol) et ont tous la même coupe de cheveux, un style que la plupart des gens ne connaissent que par l’entremise des sketchs de John Belushi.

Dans Le Lion De Papier, où George Plimpton écrit sur son expérience d’entraînement en tant que débutant aux Lions de Detroit, celui-ci cachait le fait qu’il était écrivain et fut à même de garder ce secret un petit moment, jusqu’à ce que ses équipiers ne commencent à se demander pourquoi il se baladait en permanence avec un ordinateur portable. Pour ma part, il n’y a aucune chance que je puisse essayer de faire croire que j’appartiens à ce milieu.

Après qu’ils se sont présentés, deux gars me font descendre par un couloir au sol de béton nu et aux murs défraîchis, donnant sur des salles de bain empestant l’urine, puis une volée de marches m’amène dans l’une des chambres communes. Ils me montrent mon couchage, plié au sol. Tous sont avachis dans leurs propres lits, en dessous de l’amoncellement de leurs effets personnels. Tous ont une sorte de petit campement, avec leur propre télévision, une étagère avec des affaires de toilette et différentes choses, des CD, une statuette d’un doigt d’honneur, des photos de playmates, des canettes de bière. Pratiquement tout ce que l’on trouverait dans une chambre de jeune homme, simplement rassemblé ici dans le petit espace alloué dans cette grande chambre unique.

D’évidence, c’est l’heure de la sieste. Deux des gars dans la chambre s’endorment instantanément. L’un joue aux jeux vidéos sur sa télévision à écran plat avant de s’assoupir lui-même. J’en entends un parler au téléphone sous ses couvertures, puis quelques bips m’indiquent qu’il doit envoyer de textos. Je commence à prendre quelques notes, lorsque la porte s’entrouvre sur un mec maigre en survêtement de velours orange, mèches blondes et chaînes en or, porteur d’un attaché-case argenté et d’une boîte en carton. Me jetant un regard, il dit : « Harry Potter ? Vous êtes Harry Potter ? ». Il me demande si j’aime le sushi, d’une voix forte malgré les lutteurs endormis autour de moi. L’un d’eux se retourne et demande l’heure. Je m’aperçois pour la première fois qu’il dort avec un inhalateur de ventoline.

Le gars en orange s’assied sur le futon où j’étais assis à prendre des notes. Son téléphone se met alors à sonner. Il a alors une longue conversation que je ne peux suivre, et me pose des questions durant les blancs de sa conversation.

« Tu connais ? », me demande-t-il montrant le logo sur la boîte qu’il a apportée. Je ne connais pas.

A l’occasion d’une autre pause, il ouvre sa mallette et me montre un petit album photo, le genre que l’on a gratuitement avec le développement. Des photos de lui dans un bar, trinquant avec pas mal de femmes différentes, la plupart jeunes et jolies.

« Mon travail ». C’est en tombant sur une photo d’une vitrine emplie de photographies de beaux mecs japonais que je crois comprendre quel est son travail. C’est un gigolo. Les femmes le paient pour boire un verre avec lui.

En fait, il s’avère que j’ai en partie raison. Après son coup de téléphone, je lui demande quel est son métier, mais cette fois-ci il sort un classeur rempli d’illustrations produit. Il me fait alors son numéro : la première illustration montre une chaîne de vente du producteur, à travers distributeurs et revendeurs, jusqu’au consommateur. L’autre montre une flèche qui éradique tous les intermédiaires.

« Directement du producteur au consommateur ». Je ne suis pas bien sûr de ce qu’il peut vendre. Cela a l’air d’être une sorte de médicament breveté pour les problèmes intestinaux.

En une mixture d’anglais et de japonais, il m’explique qu’il travaille comme gigolo la nuit en complément, mais que son activité principale est son numéro de marketing.

« Beaucoup de travail » me dit-il « mais je suis riche ». Dans le cours de la conversation, j’apprendrai qu’il a été lui-même lutteur dix années auparavant. Au vu de ses oreilles en chou-fleur, je veux bien le croire. Maintenant, il vit à proximité, et passe parfois à la heya pour passer un moment.

Bientôt, les lutteurs commencent à bouger. Quelqu’un entre et commence à balayer, et je replie donc mon couchage pour descendre. En bas, un lutteur balaie, pendant que deux autres font un sort aux boites de chocolats que j’ai apportées en cadeau. Dans la cuisine, d’énormes marmites de ragoût cuisent, tandis que trois lutteurs coupent de gros quartiers de viande. Une glacière, qui contient deux poissons entiers longs comme mon bras, est posée par terre. Je demande si je peux aider, et devant le refus, je remonte pour écrire encore un peu. J’y suis encore à cet instant, prêt à redescendre pour manger.

APRÈS: Le Sekitori

vendredi, décembre 17, 2004

Les aéroports

Il y a des années de cela, je me trouvais à l’aéroport de Philadelphie, sur le point d’embarquer dans un avion en route vers le Japon, sans avoir alors la moindre idée de ce qui m’attendrait sur place. Je savais que j’allais dormir dans un foyer pour voyageurs étrangers, principalement des enseignants, mais ne savais pas à quoi il pourrait bien ressembler. J’ignorais s’il me serait difficile de trouver de la nourriture mangeable, des vêtements que je puisse porter, ou des gens que je puisse fréquenter. Je savais que le café était censé être hors de prix et que les rues étaient censées être absolument nickel, et c’était tout.

Depuis ce premier vol en partance pour le Japon, j’en ai emprunté beaucoup d’autres, de retour de courtes vacances après ma première longue période ici, revenant pour étudier, travailler ou voir des amis après quelques jours hors du Japon. Bien évidemment, lors de ces voyages de retour, je n’ai jamais plus éprouvé le même sentiment d’incertitude. Plus je passais de temps ici, plus ce pays perdait de son mystère et de ses surprises. Il devenait un endroit normal, pour moi. Je savais que le café n’était pas si cher ; les rues n’étaient pas toutes si nickel. Que les vêtements m’allaient bien souvent un peu mieux que la plupart des fringues que je peux trouver dans mon propre pays. Et je sais ce qu’on peut trouver ici comme nourriture, et c’est précisément l’une des raisons qui m’y font revenir. Je sais à quoi cela ressemble ici ; je sais à quoi m’attendre.

Mais l’autre jour, assis à l’aéroport de San Francisco, en attente du vol de retour, je me suis senti un peu comme la première fois quand je n’avais pas la moindre idée de ce qui m’attendait. Je ne sais pas quelles seront mes conditions de vie, ma nourriture, mes vêtements. Pour la première fois depuis toutes ces années, je retourne au Japon pour faire quelque chose de totalement différent de ce que j’ai pu faire jusqu’alors – en fait de ce que la plupart des gens n’ont jamais pu faire tout court.

Je viens au Japon pour devenir un lutteur de sumo.

Pas un véritable sumotori, bien sûr. Je n’en ferai partie que quelques semaines et ne combattrai pas en public. Mais ce ne sera pas non plus le simple fait de revêtir un costume de bibendum pour participer à une compétition d’étudiants. Je vais vivre et m’entraîner avec des sumotori pendant une semaine – et peut-être plus longtemps – pour être en mesure d’écrire sur cette expérience.

L’idée de ce projet, comme beaucoup de choses dans ma vie, est née de ma paresse. Les deux mastères que je mène de front – journalisme et civilisations extrême-orientales – impliquent tous deux la rédaction d’une thèse. Quand j’ai commencé à réfléchir là-dessus, j’ai essayé de trouver quelque chose qui puisse rassembler les deux matières, m’épargnant ainsi la peine de rédiger une deuxième thèse. Tous ceux à qui j’ai soumis cette idée en ont été extrêmement intéressés, bien que personne ne pense que je pourrai en fait trouver une « heya » de sumo, comme on appelle les centres d’entraînement, qui acceptera de m’accueillir.

Je m’investis progressivement dans ce projet. J’écris un article sur le sumo pour un cours d’histoire de la civilisation japonaise moderne. Je demande à des conseillers comment je pourrais faire pour que ce sujet soit pris en compte pour mes deux thèses. Je commence à demander comment je pourrai m’introduire dans une heya.

C’est la dernière chose à faire pour me remonter le moral. Un gars, diplômé de Berkeley en anthropologie après un doctorat obtenu sur le sujet du sumo m’assure que le type d’accès que je cherche à obtenir n’arrive qu’après de longues années à établir des relations. Aucun de ceux à qui je m’adresse ne semble avoir la plus petite idée de la façon de chercher une heya qui accepterait de m’accueillir. Mais je continue à demander.

Je ne veux pas donner l’impression que j’aborde cela avec l’obstination de celui qui a quelque chose à dire, et ne laisserait rien au monde se mettre en travers de son chemin. En fait, je ne fais que faire des requêtes polies, sans jamais trop croire qu’une heya m’accepterait, et fouine à la recherche de sujets de secours.

C’est alors que l’une de mes requêtes polies finit par payer. Je parle de mon idée avec Mariko, la journaliste du Yomiuri Shinbun, le premier journal d’information du Japon, venue à Berkeley pour enseigner le journalisme au printemps dernier. Elle me semble dubitative au premier abord, mais quelques semaines après que je lui eus fait part de mon idée, elle me surprend : « Alors, quand veux-tu partir ? », me demande-t-elle. Il s’avère que le chroniqueur sportif du Yomiuri a laissé entendre que c’était quelque chose qui pouvait être arrangé.

Maintenant que cela semble en bonne voie pour se réaliser, je commence à en parler à mes profs de journalisme, qui me paraissent aussi enthousiastes que tous les autres auxquels j’en avais parlé. « Vous avez mis en pleine lucarne », me dit d’ailleurs l’un d’eux. Le fait que l’idée m’en soit venue par fainéantise n’en fait apparemment pas forcément une mauvaise idée.

Il y a deux mois, Mariko m’envoie un e-mail pour me faire savoir que le maître de la Hanaregoma heya me prendrait à l’essai pour huit à dix jours, plus si je fais une bonne impression. Maintenant que tout semble arrangé, j’établis une liste d’ouvrages à compulser et rassemble les noms des personnes que je souhaite interviewer : professeurs d’université, chroniqueurs sportifs, ex-lutteurs, et membres des instances du sumo. Je fais également à la muscu, pour éviter d’être broyé durant les séances au sein de la heya.

Mon programme est d’ailleurs assez efficace. Quand j’en ai fini, je peux soulever des poids presque corrects et il est même quelques personnes qui notent que je semble plus en forme.

Les préparations journalistiques, toutefois, sont loin d’être autant couronnées de succès. Juste après avoir appris que la Hanaregoma heya est à même de m’accueillir, je suis submergé par une vague de travail scolaire et de cours à donner qui m’empêchent de me concentrer su mon projet de sumo. Je me débrouille pour lire quelques ouvrages et articles, mais c’est à peu près tout. Je vais arriver dans la heya, et j’espère que les lutteurs, chez qui j’emménage demain, ne vont pas me prendre pour un abruti à me voir lire toute la journée.

Tout ça pour dire que suis dramatiquement mal préparé pour ce que je suis sur le point de faire : un reportage à la première personne sur la vie au milieu de lutteurs de sumo qui n’ait pas un vague air de « ce que j’ai fait pendant mes vacances de Noël » et donne un véritable éclairage sur le sumo, mais aussi sur le Japon lui-même.

Je ne suis pas en train de dire que je vais me mêler aux lutteurs pour avoir une sensation du « vrai Japon ». Mis à part l’habituelle association faite entre le sumo et les traditions japonaises, je ne crois pas que ce sport ne représente en aucun cas un quelconque « vrai Japon », loin de là en fait. Selon les études les plus sérieuses que j’ai pu lire à ce sujet en fait, ce que nous connaissons aujourd’hui comme le sumo est une création de la fin du 17° siècle, quand des promoteurs de combats de rue travestirent ceux ci d’atours religieux pour les rendre tolérables par les régimes militaires du Japon de l’époque. Bien sûr, trois siècles, c’est une paye, mais ça n’est rien comparé au millénaire prêté au sumo par ceux qui y voient l’incarnation de l’Esprit Japonais.

D’un autre côté, cette entreprise de légitimation multi-séculaire du sumo a été tant couronnée de succès que les gens le considèrent réellement aujourd’hui comme l’incarnation de cet Esprit. Et porter un regard sur le Japon à partir d’une institution dans laquelle ce pays a placé l’essence de son esprit national ne peut être que révélateur.

Il y a des sujets que j’espère pouvoir aborder et décrire dans mon reportage final. Pour l’instant, continuez à suivre ces compte-rendus sur ce que peut être la vie au milieu de lutteurs de sumo. Et bien entendu, j’attends avec impatience vos commentaires, questions, critiques ou autres. Envoyez-moi un e-mail à : adelmanj@berkeley.edu.

APRÈS: L’Oyakata, le Kashira et Iki