Quelques combats après la victoire du Sekitori en ce premier jour du Tournoi de Janvier, les affrontements de juryo s’achèvent. Je peux constater sur mon programme imprimé comme sur les panneaux lumineux suspendus en haut des côtés est et ouest de la salle, que les lutteurs les plus haut gradés, les makuuchi, sont sur le point de combattre. Selon le programme, la cérémonie d’entrée sur le dohyo, au cours de laquelle ils doivent être présentés dans leur ensemble, doit bientôt commencer.
Mais au lieu de cela, un message est diffusé sur les haut-parleurs que je n’arrive pas à bien saisir, et l’hymne japonais lui succède. Tout le monde se lève, et j’en fais donc de même. Se lever pour l’hymne national au cours d’un événement sportif est quelque chose de somme toute banal, mais je remarque alors que tout le monde a les yeux levés vers l’avant de la salle. Levant moi-même les yeux, m’attendant à découvrir le drapeau japonais.
Au lieu de ça, c’est l’Empereur et l’Impératrice du Japon que je vois, assis au balcon au dessus de l’entrée nord, en train de répondre élégamment à la foule. Le grisonnant couple impérial sourit et salue, comme deux gentils aïeuls, tandis que l’hymne se poursuit, et je me trouve particulièrement touché par cette vision. Je n’ai encore jamais vu de roi ou de reine en vrai, sans parler d’un empereur ou d’une impératrice.
L’hymne finie, le couple se rassied et le tournoi suit son cours, avec une file de quelques vingt lutteurs faisant leur apparition sur la hanamichi côté ouest. Ils montent sur le dohyo, se plaçant tout autour du cercle à mesure que leur noms sont égrenés. Personne ne reçoit autant d’applaudissements que Takamisakari, le grand et assez fin lutteur qui est la star de pubs pour un porridge de riz parfumé au thé, et est réputé pour ses attitudes très mécaniques et expressives d’avant combat, qui lui ont valu le surnom du « Robot ».
Puis les lutteurs entrent sur le donyo et effectuent une série de shiko à l’unisson, puis reforment un cercle autour du dohyo, face au public, à mesure que leurs noms sont appelés. Une fois l’opération achevée, ils se retournent, frappent dans leurs mains, lèvent un bras, soulèvent leurs kesho mawashi, semblables à des tabliers, en un geste semblant un peu obscène, comme s’ils soulevaient leur jupe. Puis ils lèvent leurs deux bras vers le ciel et quittent le dohyo (je ne suis pas sûr de la signification exacte de toute cette gestuelle : comme beaucoup de choses que j’observe dans le sumo, chaque essayiste a sa propre interprétation).
C’est ensuite au tour les lutteurs de l’est d’arriver par leur hanamichi sur le dohyo. Parmi ceux-ci, celui qui remporte les faveurs du public est Kaio, l’ozeki dont beaucoup espèrent qu’il va rejoindre le Mongol Asashoryu au rang de Yokozuna, ou Grand Champion.
Tout comme leurs homologues de l’ouest, les lutteurs de l’est ont dans leurs rangs quelques Blancs. Je peux reconnaître le Bulgare Kotooshu à son kesho mawahi, qui porte le mot « Bulgarie » dans le logo japonais de la marque de yaourts qui porte ce nom.
Les kesho mawashi sont en fait une survivance du sumo de l’ère Edo. Quand les guerres entre factions rivales de propriétaires terriens prirent fin à cette période, quelques uns poursuivirent le combat dans le sport en se faisant les mécènes de sumotori et en les envoyant affronter les lutteurs de leurs adversaires. A cette époque, les kesho mawashi que les sumotori arboraient portaient les blasons de leurs mécènes samurai.
De nos jours, toutefois, les lutteurs reçoivent leurs kesho mawashi, dont la fabrication coûte plusieurs milliers de dollars, de firmes sponsors ou de « groupes de soutien » composés de fans. Le kesho mawashi du Sekitori, par exemple, est orné d’un aigle, dont les lutteurs à la heya m’ont dit qu’il est le symbole de son groupe de soutien basé à Saitama. Le kesho mawashi de Takamisakari, lui, porte le logo de la Nagatanien, pour lesquels il tourne des publicité pour le porridge au riz. Et la société des yaourts Bulgarie sponsorise apparemment Kotooshu.
Après le départ du deuxième groupe de lutteurs, Asashoryu fait son entrée, accompagné de deux lutteurs assistants, dont l’un est porteur d’un katana, et d’un gyoji dont l’éventail porte un pompon. Le yokozuna porte aussi un kesho mawashi, mais le motif en est occulté par les éclairs de papier qui pendent de dessous la large corde nouée autour de sa taille. Il effectue ses shiko pour le public, pratiquement au ralenti, avant de quitter le dohyo.
Puis c’est au tour d’une brève cérémonie de remise des prix au profit des lutteurs ayant remporté un tournoi ou tout autre distinction durant les compétitions de l’an passé. Asashoryu se représente sur le dohyo dans un simple mawashi de soie, et se voit remettre un trophée gigantesque par un vieil homme en costume de ville, visiblement soulagé de transmettre le lourd fardeau. Puis les portraits géants de Kaio et Asashoryu – peints en l’honneur de leurs victoires – que j’ai vus la veille à l’extérieur du Kokugikan sont dévoilés. Ils ont été suspendus bien au dessus des tribunes à la suite des portraits des lutteurs vainqueurs des précédentes années.
Après quelques autres remises de prix, les makuuchi entament leurs combats. Ils arrivent par la même hanamichi que les lutteurs de rang inférieur, mais sont précédés de jeunes assistants qui placent des coussins de soie à leur attention. Ceux qui remportent leur combat restent sur place après le départ de leur adversaire et se voient offrir de fines enveloppes d’argent que le gyoji leur tend à l’aide de son éventail.
Avant certains matches, quelques jeunes yobidashi en vestes jaunes font le tour du dohyo, porteurs de bannières publicitaires. Les sociétés mécènes offrent une prime supplémentaire au vainqueur du combat, une somme d’environ 500 $ pour chaque bannière. Les lutteurs reçoivent également cet argent sur l’éventail du gyoji ; plus il y a de bannières avant un match, plus il y aura d’enveloppes sur l’éventail à la fin du combat.
A l’instar des publicités sur les chaînes d’informations aux Etats-Unis, la plupart des bannières concernent des médicaments, des produits de régime ou des hôpitaux. Et un regard circulaire dans la salle me montre que la démographie du sumo est similaire à celle des publics de chaînes d’informations américaines : les vieux sont largement plus nombreux que les jeunes, bien que les spectateurs apparemment d’origine étrangère, qui sont nombreux, sont plutôt jeunes.
Avant le combat de Takamisakari contre Roho, le grand Russe au visage de tueur grêlé par la petite vérole, neuf yobidashi font, le tour du dohyo, portant tous une bannière à l’honneur de la Nagatanien. C’est le plus grand nombre de bannières jusque là apparu sur le dohyo, et la foule gronde son enthousiasme durant le tour des yobidashi, tandis qu’un annonceur vante les mérites de la compagnie de porridge.
Lorsque Takamisakari apparaît sur la hanamichi, le public l’applaudit fortement et crie son nom. Il sourit alors humblement et s’assied sur le coussin que son assistant lui a placé en attendant que le combat précédent ne s’achève.
C’est maintenant à son tour de combattre, et il monte sur le dohyo tandis que les porteurs de bannières s’en vont. D’abord, il prend une attitude tranquille, sautillant gentiment dans son coin pour s’échauffer et balançant un peu de sel. Il retourne au centre du cercle pour faire face à Roho pour la première fois, puis retourne dans son coin et se met alors en action.
Tout d’abord, il balance ses énormes bras, expirant avec tant de violence que je peux entendre l’air quitter ses poumons. La foule est en délire, et il lui en donne encore : il se donne des baffes à lui-même comme un malade, frappe sa poitrine de ses poings, et effectue les shiko robotisés qui sont devenus sa marque de fabrique. Lorsque enfin il balance une énorme poignée de sel sur le centre du cercle sacré, la foule explose.
Je me prends moi-même au jeu. C’est sans conteste la préparation d’avant match la plus passionnante que j’ai vu de toute la journée. Avant, quand je ne connaissais encore le sumo que par l’entremise de la télévision, je trouvais ces gestuelles d’un ennui mortel et je délaissais en général les retransmissions en direct au profit des résumés proposés à la fin, qui ne passaient que les combats eux-mêmes.
Mais ici, au tournoi, c’est quelque chose de fondamentalement différent. Toutes ces choses prises en même temps – les lutteurs qui tentent de s’hypnotiser mutuellement, les cris de la foule, le sel volant dans les airs sous les sunlights – donnent un ensemble absolument exaltant. Il en est de même au base-ball : à la télévision, c’est insupportablement ennuyeux, au stade, toutefois, la tension que l’on y ressent rend les matches passionnants.
En fait, avec le temps, ces préparations d’avant match ont été progressivement abrégées pour des soucis d’audience. Jusqu’au début du siècle, elles pouvaient s’éterniser au bon vouloir des lutteurs. Quand les combats commencèrent à être retransmis à la radio, les gestuelles furent limitées à dix minutes. Aujourd’hui, avec des horaires de retransmissions télévisées à respecter, les lutteurs n’ont que quatre minutes pour s’étirer et lancer le sel (plus de 50 kilos chaque jour).
Dans la plupart des cas toutefois, quatre minutes sont toujours plusieurs centaines de fois le temps de combat effectif des lutteurs dans bien des cas. Le combat de Takamisakari face à Roho, d’environ une minute, est une éternité au regard de bien d’autres combats qui ne durent que quelques secondes. Les deux lutteurs se choquent au centre du cercle, attrapent le mawashi de l’autre et se poussent, millimètre par millimètre, jusqu’à ce que Roho ne tire Takamisakari vers l’avant et ne le sorte du dohyo par une prise acrobatique. Takamisakari quitte l’enceinte l’air vraiment contrarié ; en fait, il soupire bruyamment, ce que les lutteurs ne font en général pas. Roho, pendant ce temps, rentre chez lui avec l’argent que le sponsor de Takamisakari avait misé sur ce dernier.
Quelques combats plus tard, quand vient le tour de Kaio de combattre, encore plus de porteurs de bannières arpentent le dohyo : 10 cette fois-ci. L’adversaire de Kaio, Iwakiyama, a une mâchoire et un front proéminents qui le font ressembler à Jay Leno (ndt : animateur de talk-show célèbre aux Etats-Unis), sauf que son visage paraît aplati de s’être enfoncé trop souvent dans les têtes de ses adversaires. Au début du combat, les chances paraissent équilibrées, mais lorsque son adversaire perd pied au bord du dohyo, Kaio le repousse avec aisance. Iwakiyama s’écrase quasiment du dohyo surélevé.
Les encouragements atteignent un nouveau sommet. Voir Kaio s’avancer vers une possible promotion au grade de yokozuna est sans conteste ce que les fans sont venus voir. Le combat suivant, qui est aussi le dernier, et qui voit Asashoryu se défaire de son compatriote Mongol Hakuho, en paraît presque anecdotique.