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dimanche, décembre 26, 2004

Dohyo-Tsukuri

Trois fois par an, la Hanaregomabeya, la heya au sein de laquelle je séjourne, détruit puis reconstruit son aire d’entraînement. L’Association Japonaise de Sumo impose cela à toutes les heyas de Tokyo, avec probablement un but mystique, mais lorsque j’ai demandé à Murayoshi quelle en était la raison, il m’a juste répondu : « je ne sais pas. J’imagine que le centre du dohyo finit par être usé ? ».

L’ensemble du processus, appelé dohyo-tsuruki, prends trois jours : un premier pour détruire le sol, un autre pour le refaire, et un troisième pour le dohyo matsuri, un rituel de sanctification. Les lutteurs entament le processus mardi, juste après la séance de retour au calme. Cherchant pelles, truelles et râteaux dans un placard de la salle d’entraînement, il commencent à creuser le sol de terre battue, pieds nus, enfonçant leurs pelles avec leurs talons sans chaussures. La plupart portent juste leur mawashi, mais certains ont une serviette nouée autour de la taille, qui fait irrésistiblement penser à une minijupe d’où leurs fesses tranchées par le mawashi pointent de manière coquine.

Il ne leur faut pas trop de temps, malgré le peu d’entrain des lutteurs les mieux classés. Bientôt, ils atteignent la bordure que Kazuya a délimitée au sol environ à un mètre des murs. (Kazuya est le jeune lutteur que j’ai toujours nommé ici par son nom de lutteur, Hayeshida).

Pas d’entraînement le lendemain. Au lieu de cela, les lutteurs se réveillent à l’heure assez tranquille de 07 h du matin pour commencer la réfection de l’aire d’entraînement. Ils sont rejoint par trois yobidashi – les hérauts du sumo – venus d’autres heyas pour donner un coup de main. Les yobidashi, apparemment, sont les ingénieurs du monde du sumo. Leurs attributions comprennent la supervision de la construction des dohyos et l’exécution des tâches les plus délicate de cet ouvrage. Les yobidashi qui sont venus pour le dohyo matsuri portent les tabi, des chaussures à fine semelle de caoutchouc dont le dessus de coton sépare le gros orteil des autres, comme un moufle. Ce sont les chaussures traditionnelles du monde du bâtiment au Japon.

Katsuyuki, le yobidashi le plus expérimenté des trois, est dans sa quarantaine. Il appartient aussi à la heya où je vis, mais habite à l’extérieur. C’est lui qui dirige les opérations, supervisant Haruki, le yobidashi adolescent qui vit dans la heya, et deux autres yobidashi d’autres heyas, qui ont tous les deux l’air d’avoir dans les vingt ans.

A huit heures, quand je me lève en même temps que les lutteurs les plus gradés avec qui je vis, la reconstruction a déjà commencé. Katsuyuki est en train de se mettre en tenue de travail est semble atterré de voir entrer un petit bonhomme blanc, le regard embrumé, en survêtement froissé.

Les deux yobidashi des autres heyas, pendant ce temps, sont dehors en train de préparer la tawara, ces sacs de terre en fourreau à demi-enterrés en cercle dans le sol de la salle d’entraînement pour former le dohyo. Des lutteurs emplissent par des fentes sur le côté les éléments de tawara déjà préparés. Une fois bien emballés, le yobidashi les referme et les martèle pour leur donner leur forme à l’aide d’épaisses bouteilles de bière en verre.

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Pendant cet ouvrage, les lutteurs commencent à marteler la terre du sol de la salle d’entraînement. Ils se succèdent, utilisant un épais billot munis de poignées aux extrémités. Travaillant en binômes, ils le soulèvent et l’abattent violemment au sol. Evoluant en cercles concentriques, ils martèlent petit à petit le sol du dohyo.

Une fois la tawara achevée et le sol du dohyo complètement aplani, Katsuyuki guide les lutteurs qui font courir une corde qui rejoint les milieux de deux murs opposés de la salle, puis frappe sur la corde pour imprimer une démarcation séparant la pièce en deux. L’opération est réitérée pour les deux autres murs, traçant une croix au centre de la salle, centre dans lequel Katsuyuki enfonce un pieu.

Un jeune yobidashi attache alors la corde au pieu et se sert d’un mètre ruban pour marquer sur la corde la distance de six shaku (une unité de mesure typiquement japonaise, ce qui équivaut à peu près à deux mètres cinquante) depuis le pieu. Enfonçant un énorme clou dans la corde, il le fait tourner autour du pieu comme un compas géant, gravant un large cercle sur le sol.

Puis Katsuyuki et l’un de ses assistants dégagent une couche de terre à l’intérieur du cercle, commençant par le centre et repoussant cette terre vers les extrémités, pour qu’elle forme un périmètre approximatif à l’endroit ou le cercle a été dessiné. Le jeune yobidashi étale alors la terre de nouveau dans le cercle. Les lutteurs reprennent alors à nouveau leur travail en tassant à nouveau le sol, tout d’abord avec le billot, puis avec d’épaisses planches enfoncées à l’extrémité de perches qu’ils soulèvent au dessus de leurs épaules et martèlent violemment au sol.

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Ensuite, ils réutilisent la corde pour retrouver le centre de la salle et redessinent le cercle, que Katsuyuki et deux lutteurs martèlent une fois de plus avec leurs outils. Pendant ce temps, des autres lutteurs creusent une rigole le long du cercle géant avec leurs pelles et truelles. Tandis qu’ils effectuent leur tâche, un yobidashi se sert d’une truelle pour creuser nettement les rebords du cercle. Quand tout est achevé, le cercle est devenu un cylindre parfait de terre solidement battue, s’élevant de la rigole dans une salle toujours en terre brute.

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Après le déjeuner, un jeune yobidashi commence la mise en place de la nouvelle tawara dans la rigole faisant le tour du cercle. Il la frappe au centre avec une grosse bouteille de verre vide pour qu’elle soit de niveau avec la partie centrale du cercle. Tandis qu’il s’affaire autour du cercle, les lutteurs aplanissent le reste de la salle d’entraînement. Une fois cette tâche achevée, le sol semble immaculé, en dépit du fait qu’il est fait de terre battue, avec une tawara de paille toute neuve remplaçant la précédente, qui était maculée de terre.

Pendant ce temps, trois gars, qui ressemblent à des ouvriers typiques, salopette, mitaines et bottes de chantier, sont arrivés et installent une échelle à côté du reliquaire qui se trouve près du plafond, dans le coin arrière droit de la salle d’entraînement. L’un d’entre eux enlève l’épaisse corde suspendue sur le reliquaire et le drap violet aux armes de la famille de l’oyakata – aux motifs verdoyants – qui le recouvre en partie. Repoussant de côté les urnes d’offrandes en porcelaine blanche et des vases de feuilles fraîchement coupées, il descend le minuscule reliquaire, emporté à l’extérieur pour être nettoyé. Un homme plus âgé, pendant ce temps, suspend une corde de paille tressée autour du plafond de la salle d’entraînement, dont retombent des fils et des papiers blancs découpés en forme d’éclairs. Avant de repartir, les ouvriers replacent enfin le reliquaire et les autres ustensiles, achevant le travail avec une toute nouvelle corde suspendue et un nouveau drap au dessus.

Pas d’entraînement le lendemain. Pas plus mardi. La matinée est passé à étudier le banzuke – les feuilles de classement du sumo : j’en dirai plus un autre jour. Dans l’après midi, Nobutaka, le gyoji en chef de la heya, i.e. un arbitre de sumo, arrive pour diriger le dohyo matsuri, le rituel de purification du dohyo.

Si les yobidashi sont les ingénieurs du sumo, les gyoji en sont à l’évidence les prêtres. La heya où je séjourne a deux gyoji : Kichijiro, 27 ans, qui vit avec nous, et le plus ancien, expérimenté, Nobukata, qui a son propre appartement.

Kichijiro passe la majeure partie du mardi après midi à préparer l’arrivée de Nobukata, sortant ses kimonos, éventails et tout le reste du bazar. Kichijiro instruit ensuite Ishikawa, l’un des lutteurs, de déposer un tas de terre sèche et argileuse au milieu du dohyo et d’en élever un petit monticule, au sommet duquel il place une idole de papier . En face, il place une sorte de paillasson, sur lequel il dépose un petit autel de bois avec des assiettes d’algues séchées, poisson séché, riz sec et de sel, ainsi qu’une petite branche feuillue. A côté, une grosse bouteille de saké. Pour finir, il dépose trois petits tas de sel aux coins de la pièce.

Nobukata apparaît après le repas. C’est un petit vieux qui porte un costume bleu à fines rayures. Il est sérieusement dégarni. Quand je demanderai plus tard son nom à l’un des lutteurs, il me répondra « Hage-san » - Mr Crâne d’œuf – avant de me donner son véritable nom.

Dès son arrivée, Nobukata commence à se déshabiller au milieu de la salle commune, pendant que Kichijiro l’aide à enfiler son premier kimono noir, sur lequel il passe un kimono bleu avec de larges manches pendantes, refermé par une large ceinture. Le kimono porte également un motif en forme de feuille et de petits ornements cylindriques jaune et orange, qui ressemblent à des appâts de pêche à la mouche, brodés sur les manches, le col et près des ourlets. Pour finir, il revêt un chapeau noir, bas et pointu, une jugulaire lui descendant en dessous du menton, et glisse dans sa ceinture le petit éventail de bois que Kichijiro lui a sorti d’une boîte recouverte de satin.

Tandis que les lutteurs s’alignent de chaque côté de la salle, l’Oyakata, le Kashira et le Sekitori alignés contre le mur du fond, Nobukata s’agenouille sur le paillasson et frappe deux fois dans ses mains, comme le font les gens ici quand ils s’approchent d’un sanctuaire et qu’ils veulent attirer l’attention des dieux. Il psalmodie une prière japonaise dont je ne comprends pas un mot, se penche vers l’avant en sortant son éventail de bois, puis le remet à sa ceinture et refrappe deux fois dans ses mains.

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Prenant la branche, il l’agite doucement au dessus de son épaule. Il l’apporte à l’oyakata, au kashira et au sekitori, qui s’inclinent devant elle, puis aux deux rangs de lutteurs, qui s’inclinent également, avant de retourner devant l’autel. Frappant encore deux fois dans ses mains, il s’incline à nouveau avec son éventail.

Puis il se saisit de la bouteille de saké et dépose à chaque coin de la pièce quelques gouttes de liqueur sur les tas de sel que Kichijiro a déposés. Puis il fait le tour du dohyo, répandant du saké sur la tawara fichée dans le sol.

Finalement, il revient sur le paillasson et demande à Kichijiro d’emporter l’autel et le saké. Ce dernier revient avec un éventail plus large, doré avec des motifs verts. Il s’agenouille encore et déclame d’une voix de stentor une prière que je ne comprends toujours pas. Remplissant deux verres, il les donne aux lutteurs qui en prennent une petite gorgée avant les faire passer.

Les lutteurs commencent également à ma grande surprise à manger les plats de riz et de poisson séché, que je croyais dédiés aux dieux. Plus grande encore est ma surprise quand Matsunaga m’enjoint d’en consommer moi-même. Je regarde les plats disposés et, pensant que les morceaux de poisson séchés ont l’air d’être ce qu’il y a de meilleur, j’en embouche un.

« Non » me dit Matsunaga. « Tu dois faire comme cela ». Il mime le fait de prendre une pincée de chaque plat – poisson, riz, algues et sel – et d’en avaler toute la poignée d’un coup.
« Oups, désolé », lui dis-je, avant d’en faire autant.

APRÈS: Le Banzuke