invisible hit counter

jeudi, décembre 30, 2004

De l’importance du statut sur la vie quotidienne

Quand Tatsuya me dit qu’il souhaiterait atteindre le haut du banzuke, je suis convaincu qu’il a en tête la renommée et la gloire qui nimbent les stars du sumo. Les lutteurs ne jouissent plus vraiment de l’estime qu’ils avaient avant au Japon, ce pays intégré désormais dans la mondialisation leur préférant les stars locales du football ou du base-ball. Mais les sumotori ont toujours leurs fans, dont de généreux mécènes qui leur offrent de grosses sommes. Les sumotori ont des magazines et des fan clubs qui leur sont dédiés ; ils reçoivent des lettres d’amour et des propositions en mariage d’admiratrices.

Mais je ne crois pas que Tatsuya parle uniquement du désir universel de l’athlète d’être reconnu pour ses qualités. Pour lui, l’avancement est la seule échappatoire – autre que le fait de quitter définitivement le sumo – à ce qui m’apparaît comme une existence plutôt pitoyable.

Les lutteurs dont je partage la chambrée ont tous un rang suffisamment élevé leur assurant une vie pas si terrible. Ils ont tous un petit espace personnel. Ils possèdent tous leur petite télévision. La plupart possèdent leur propre console de jeux. Muriyasu a une petite chaîne hi-fi sur laquelle il passe du rap ou du reggae tout en mangeant de larges tranches de pain grillé dans le petit toaster qu’il conserve dans son box. La chambre est souvent bercée par une douce cacophonie, le Playstation de Murayoshi rivalisant avec les films de la télévision de Saita et la chaîne hi-fi de Moriyasu en fond sonore.

La plupart de ces lutteurs atteignent la trentaine, et une télévision, une console de jeux et un placard rempli de livres et de CD peut apparaître comme le minimum vital pour des hommes de cet âge. Mais c’est, toutes proportions gardées, une existence de nababs en regard de celle de Tatsuya et des sept autres qui vivent au rez-de-chaussée.

Tout d’abord, leur chambre à coucher n’en est pas vraiment une. Ils dorment dans la salle commune où sont pris les repas, où l’on regarde la télévision et où l’on classe les banzuke. C’est la même pièce d’où j’assiste, assis les jambes croisées, à la plupart des entraînements matinaux. Quand ils s’apprêtent à se coucher, le soir comme pour la sieste, ils doivent sortir leur couchage hors du placard et les étaler au sol. Il leur faut effectuer l’opération inverse dès leur réveil.

Etant donné qu’ils n’ont pas d’espace pour eux, ils ne peuvent pas vraiment posséder quoi que ce soit. Chacun possède un tiroir en plastique dans le placard pour y mettre ses vêtements. Et la plupart semble posséder un cellulaire et une Gameboy, avec pour conséquence un fatras invraisemblable de fils électriques et de chargeurs de batteries sur les prises où ils branchent leurs appareils. Mais, ayant un statut qui ne leur confère quasiment pas d’espace personnel, c’est à peu près tout ce qu’ils peuvent posséder.

Mitsui, un lutteur un peu plus vieux qui n’a jamais vraiment pu grimper dans le banzuke et est toujours resté au rez-de-chaussée – et dont une blessure au cou l’empêche de combattre – a essayé d’améliorer sa condition matérielle. Un soir, il rentre avec un lecteur de DVD chinois bon marché qu’il relie à sa vieille télévision portable cabossée, pour pouvoir choisir ses propres films au lieu de s’en remettre au choix du groupe sur la télévision de la salle commune. L’ensemble est suffisamment petit pour tenir dans le placard durant la journée. Mais il y a quelque chose de pathétique et de poignant de le voir la nuit avec ses fils électriques se glissant dans son lit pour atteindre son petit cinéma personnel. Il le regarde, un drap posé au dessus de l’ensemble et de sa tête pour éviter de déranger ses voisins de chambrée.

Le statut d’un lutteur conditionne également sa journée. Les lutteurs du rez-de-chaussée sont debout avant ceux dont je partage la chambrée. Ils nettoient la pièce commune, revêtent leur mawashi, montent pour réveiller gentiment leurs supérieurs – qui généralement se rendorment juste après pour un moment – et vont alors fouler le sol de la salle d’entraînement. La plupart du temps, cela fait bien une heure qu’ils sont à l’exercice avant que mes camarades de chambrée ne fassent leur apparition dans la salle d’entraînement.

Pendant l’entraînement, beaucoup des lutteurs les moins bien classés disparaissent de temps à autres pour emplir la baignoire, aider à la préparation du repas, et accomplir des tâches pour le sekitori, l’oyakata et le kashira. Ils sont aussi victimes des rares mais fulgurantes bouffées de violence que les lutteurs les mieux classés déchaînent parfois à leur encontre. Je n’assiste pas trop souvent à des accès de violence de la part de ces garçons aux manières généralement policées, mais quand cela se produit, c’est véritablement effrayant. Extrêmement rare et imprévisible, cette violence n’en est que plus saisissante.

Après l’entraînement, l’ensemble des lutteurs suit le même emploi du temps l’après midi : coiffure, bain, repas puis sieste. La coiffure est officiée par le tokoyama, le coiffeur du sumo, qui arrive chaque matin et déploie son attirail quand l’entraînement tire sur sa fin. Les sumotori ne se lavent les cheveux qu’une fois par semaine en général, l’affaire étant rendue difficile par le nettoyage de toute l’huile parfumée que le tokoyama emploie pour leur cheveux chaque jour. J’ai aperçu une fois Nakahara, sans doute le lutteur le plus lourd de la heya, en train de se laver les cheveux : il reposait nu, sur le côté, sur le sol de la salle de bains, dont il emplissait la majeure partie, sa tête plongée dans une bassine d’eau chaude pour dissoudre l’huile.

Par conséquent, au lieu de se laver les cheveux, tout ce qu’un lutteur fait un jour ordinaire est de se rincer la chevelure dans l’évier de la cuisine pendant que le repas se prépare, puis de s’asseoir sur le tapis du tokoyama pour se faire coiffer. Le tokoyama peigne les cheveux, les frictionne avec une bonne rasade d’huile parfumée puis se sert d’un peigne pour rassembler les cheveux en un mince fourreau huileux, pointant au dessus du crâne. Il en égalise la pointe, puis l’attache au milieu avec un morceau de fil blanc épais. Il se sert ensuite d’un autre morceau de fil pour attacher le chignon au dessus du crâne du lutteur, le bout pointant vers l’avant.

Ce chignon si typique – le chonmage – était autrefois porté par les samurai et les citadins japonais, avant que le régime modernisateur arrivé au pouvoir à la fin du 19° siècle ne l’interdise. Les nouveaux maîtres, sous le règne de l’empereur Meiji, pensaient que les chignons donnaient aux Japonais un aspect rétrograde par rapport aux autres nations. Mais du fait de la place très importante que le sumo tenait déjà dans la culture japonaise à l’époque, les lutteurs furent autorisés à conserver leur chonmage.

Le sekitori se fait coiffer en premier, suivi par les lutteurs classés immédiatement en dessous de lui. Les lutteurs les moins bien classés ne sont bien souvent coiffés que des heures après l’entraînement.

Le bain est également pris dans l’ordre de l’ancienneté, l’oyakata le prenant le premier, puis le sekitori, le kashira, mes camarades de chambrée. Les lutteurs mal classés, bien sûr, passent en dernier. Tandis qu’ils attendent eux-mêmes de pouvoir se baigner, toutefois, ils aident l’oyakata, le sekitori et le kashira dans leur bain, habillement et repas.

Je ne suis pas convaincu que l’oyakata et le kashira aient quelqu’un qui leur frotte le dos dans la salle de bains, mais ils ont quelqu’un qui attend dehors pour leur donner leur serviette quand ils sortent et leur préparer leurs vêtements. Un après midi, le kashira s’est habillé après son bain dans la chambre où je dors, et j’ai regardé le jeune Ishikawa lui donner chaque vêtement dans l’ordre de nécessité.

Je ne pense pas non plus que les jeunes lutteurs aient à donner le bain au sekitori. En raison de son rang, le sekitori a des tsukebito, des assistants, choisis pour lui par l’oyakata parmi les lutteurs. Les tsukebito du sekitori changent souvent après la publication d’un nouveau banzuke. Avant le banzuke de jeudi dernier, le sekitori avait trois tsukebito : Nakahara et Kitamura, qui sont juste un rang en dessous de lui, et Batto, le Mogol de rang inférieur. Depuis, Batto a passé son tour, Kazuya et Matsunaga prenant sa place.

Le sekitori avait l’habitude de faire appel à Batto, et fait maintenant appel à Kazuya, pour la plupart des petites tâches quotidiennes, y compris le bain. En conséquence, la plupart des lutteurs sont épargnés par ce poste, mais personne ne sait jamais quand cela peut lui tomber dessus. Les tsukebito mal classés du sekitori se tiennent également debout près du dohyo, porteurs d’une serviette à lui tendre pendant son entraînement, mais lors des tournois, je me suis laissé dire que cette tâche incombe aux makushita Nakahara et Kitamura. Il n’est apparemment pas de bon ton d’avoir un simple jonidan pour se faire passer une serviette en public.

Quoi qu’il en soit, après avoir fourni leur aide pour le bain, les lutteurs de rang inférieur servent leur repas au sekitori et au kashira (l’oyakata mange en famille dans son appartement). Pendant ce temps, le lutteurs mieux classés, qui se sont reposés pendant le bain de leurs supérieurs, prennent leur propre bain. Puis ils mangent tandis que les moins bien classés peuvent enfin se baigner.

Lorsque les lutteurs bien classés et moi-même avons fini notre repas et montons pour la sieste de l’après midi, en général avant deux heures, les inférieurs commencent à peine leur repas. Il leur faut encore manger, ranger la salle commune et faire la vaisselle avant de pouvoir sortir leur couchage et s’endormir eux-mêmes.

Ils finissent également leur somme plus tôt que mes camarades de chambrée. Nous nous réveillons généralement après quatre heures quand l’un des lutteurs du rez-de-chaussée vient vider nos poubelles et balayer la chambre. Les gars « du haut » tuent alors le temps – télévision, cellulaire, un petit roupillon supplémentaire – pendant que les gars du bas préparent le dîner, balaient la salle commune, lavent les mawashi et serviettes de l’entraînement, et récurent le couloir et les toilettes.

Une fois le dîner prêt, les mal classés montent et nous appellent à table. Ils ne sont pas autorisés à se servir eux-mêmes avant que leurs supérieurs n’aient pris leur part ou sauté keur tour. Le sekitori mange seul dans sa chambre, servi par ses tsukebito.

Tout de suite après le dîner, les mal classés sont à nouveau de corvée de vaisselle. Mais leurs responsabilités ne s’arrêtent pas forcément là. Leurs supérieurs envoient constamment des lutteurs dehors pour chercher en catastrophe de la nourriture dans des snacks ou des épiceries.

Le rang des lutteurs détermine même ce qu’ils doivent porter. Les plus mal classés – jonokuchi ou jonidan – ne peuvent sortir qu’en geta, de grosses et bizarres sandales de bois. Les mieux classés – sandanme et au-dessus – peuvent porter des sandales souples à semelles de bambou. Les lutteurs classés en haut du banzuke peuvent porter des ceintures colorées sur leur kimono, quand les moins bien classés doivent se limiter à une ceinture noire. Ils ne sont même pas autorisés, à l’inverse de leurs supérieurs, à porter un manteau sur leur kimono.

Ces règles compliquées, toutefois, n’ont que peu de sens dans la pratique, les lutteurs de rang inférieur étant en général bien trop occupés par leurs tâches au sein de la heya pour pouvoir vraiment s’éloigner, et leurs survêtements et tongues sont amplement suffisants pour les courses qu’ils doivent faire dans le voisinage.

APRÈS: Le Sumo, archétype de la pyramide sociale