invisible hit counter

vendredi, janvier 14, 2005

Le Pride

Le lendemain du bon-en-kai, je suis assis à ma place habituelle derrière le kashira, quand l’oyakata fait son entrée et s’assied sur son coussin. Après avoir approuvé de la tête aux déférences des lutteurs, il se tourne vers moi.

« Vous partez aujourd’hui ? », me demande-t-il.
« C’est exact ».
« Vous savez, vous êtes encore le bienvenu. Vous l’avez bien compris, n’est-ce pas ? »

L’oyakata a eu beau m’offrir de rester aussi longtemps que je le désire, je n’ai jamais vraiment pensé qu’il veut que je reste encore. J’imagine qu’il essaye juste d’être poli, et que je suis supposé décliner l’offre. Cela fait bientôt treize nuits que je suis ici et j’ai un peu peur d’abuser de l’hospitalité. Ce n’est pas seulement vis à vis de l’oyakata que j’ai peur de m’imposer ; la plupart des lutteurs, à l’exception des plus gradés, me font la cuisine et le ménage et je m’imagine qu’ils doivent être fatigué d’avoir une bouche inutile à nourrir dans le coin.

Mais même si ça ne le gêne pas que je reste, il est désormais trop tard pour moi pour faire marche arrière. J’ai déjà trouvé un endroit pour me loger pendant la quinzaine suivante, ayant prévu de rester sur Tokyo pour une partie du tournoi de Janvier. Et j’ai quand même hâte de prendre des petits déjeuners et d’avoir ma dose de café.

Mes bagages sont longs à faire ce matin, et je ne descends donc pour le déjeuner qu’après que la majeure partie des lutteurs aient déjà mangé. J’emplis mon assiette avec les reliefs du repas et m’empiffre tandis que les lutteurs quittent peu à peu la table, me laissant seul au bout du compte. Je finis, puis vais donner mon assiette dans la cuisine – ils ne me laissent toujours pas laver mes propres plats – puis attrape mes bagages, fait mes adieux et m’en vais.

Je repasse à la heya quelques jours plus tard, le soir du Nouvel An. Murayoshi m’a dit que les lutteurs mangent des nouilles ensemble en cette occasion – une belle manière de commencer l’année – et m’a invité à venir.
« Vous les mangez à minuit ? » lui demandé-je au téléphone.
« Oui, minuit », me répond-t-il. Ou du moins c’est ce que je pense avoir compris. Vers 9h30 ce soir-là, alors que je m’apprête à aller à la heya, mon téléphone sonne. C’est Murayoshi.
« Ou est-tu ? »
« A la gare de Shinjuku. J’arrive ».
« C’est l’heure de manger », me dit-il.

J’air peur que les gars ne m’attendent avant de manger leurs nouilles. Mais quand j’arrive, tout le monde a fini depuis longtemps. Allongés sur le sol de la salle commune, ils regardent des combats télévisés ou jouent à des jeux vidéos. Iki est aussi présent, en train de sommeiller sous une bande dessinée.

Hiroki disparaît dans la cuisine et revient environ dix minutes plus tard avec un bol de mouilles de sarrasin plongées dans un bouillon salé de carottes et de daikon bouilli, avec une crevette sauce tempura sur le dessus. Haruki m'amène une table et je mange mes nouilles, mal à l'aise de les avoir contraint à me préparer une autre plâtrée de nouilles juste pour moi. En outre, je regrette d'avoir manqué la dégustation collective.

Pendant mon repas, je regarde les matches de Pride à la télévision, diffusés en direct de Saitama, la préfecture voisine au nord de Tokyo. Le Pride, à l'instar des matches de K1 retransmis d'Osaka le même soir, oppose dans des combats libres des combattants venus de divers disciplines de combat. On peut avoir un combattant de boxe thaï opposé à un coréen pratiquant le taekwondo, ou un boxeur américain contre un moine shaolin.

Ces combats ont leur fans dans le monde entier, mais ils sont extrêmement populaires au Japon, comme l'est la lutte pro américaine. Le Japon a sa propre fédération de combat libre, que certains des lutteurs de la heya suivent avec assiduité. Un jour, quand j'étais encore là, Murayoshi disparut après l'entraînement pour passer l'après midi au milieu des combattants pro dans une fête de nouvel an au profit des plus grands fans. Il en revint des étoiles dans les yeux.

Je suis surpris qu'ils regardent le Pride plutôt que le K1, étant donné que le K1 offre ce soir un match spécial Nouvel An entre un ancien grand sumotori et un brésilien spécialiste de jiu-jitsu. Le sumotori est l'ancien yokozuna Akebono, premier non-japonais à avoir atteint le grade suprême du sumo. Il a rejoint le K1 quelques années après s'être retiré du sumo; la rumeur veut qu'il ait eu des dettes à rembourser. Mais il lui reste encore à gagner un match (et de fait ce n'est encore pas le cas ce soir), ce qui explique probablement pourquoi les lutteurs ne le regardent pas combattre.

j'ai presque fini mes nouilles quand Murayoshi, en short, apparaît dans la salle commune et me dit « tu es en retard, Jacob »

je lui fais mes excuses et, après avoir fini mes nouilles, passe lui rendre visite dans sa chambre à l'étage. Seul, il regarde également le Pride, qui s'achève environ 15 minutes avant minuit. Ensuite, il zappe furieusement entre les différents programmes de fin d'année.
« Lequel vais-je regarder pour minuit ? », se murmure-t-il.

Il choisit finalement un programme où figurent « 99 », le même duo comique qui avait fait une série de tours à la pop-star Nakai, à Noël. Pour Nouvel An, le plus débile des deux, un petit bonhomme dont beaucoup disent qu'il ressemble à un singe, s'est habillé d'un manteau traditionnel japonais, un bandana sur le front. Je ne vois pas très bien quelle sorte de personnage il veut interpréter ; en ce qui me concerne, il ressemble au serveur d'un restaurant « traditionnel ».

l'acteur secoue ses épaules, en une sorte de danse de macho tandis qu'une rangée de percussionnistes tape sur des tambours et que le compteur de l'écran fait défiler les secondes avant minuit. A zéro, le comédien frappe sur un énorme gong, tandis que des feux d'artifices s'embrasent à l'horizon.

j'échange les vœux avec Murayoshi, puis pars pour mon nouvel appartement, en espérant ne pas rater le dernier train.

Le dimanche suivant, je reçois un appel de Miki. Je lui ai envoyé un e-mail avant la nouvelle année pour le remercier d'avoir arrangé mon séjour au sein de la heya et lui dire que j'en suis parti.
« L'oyakata m'a dit que tu aurais pu rester plus longtemps ».

Je suis sur le point de lui dire que cela ne devait être que de la politesse, mais me ravise en me disant qu'une telle réponse serait particulièrement déplacée. « Je suis resté tout le temps nécessaire pour mon étude », lui dis-je à la place.

Miki m'invite à dîner au Ryogoku, où la NSK tient son quartier général, le mardi suivant. Après m'avoir dit qu'il me rappellerait, il raccroche.

Désormais certain que l'oyakata était sincèrement d'accord que je puisse rester plus longtemps, je regrette amèrement d'avoir quitté la heya. Je suis particulièrement désolé de ne pas être présent durant le tournoi à venir. La performance des lutteurs en tournoi détermine leur rang, avec des conséquences palpables sur leur qualité de vie. J'aurais aimé sentir comment l'atmosphère de la heya se trouverait modifiée avec tant de choses en jeu, et il me semble désormais que ce ne sera jamais le cas.

Peut-être devrais-je essayer de revenir.

APRÈS: Une matinée à Ryogoku