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lundi, janvier 03, 2005

Vous êtes Français ?

Pas d’entraînement samedi matin non plus. Après en avoir été dissuadé par les lutteurs, je souhaitais en parler avec l’oyakata, mais n’en ai pas eu l’occasion. Donc, une fois de plus, je descends voir l’entraînement de la salle commune.

Pas mal de spectateurs dans la heya aujourd’hui. Peu après que je me sois assis à ma place habituelle près du kashira, deux hommes d’âge moyen et une femme arrivent et s’asseyent juste en face de moi. Je présume qu’ils sont des mécènes de la heya. Celles-ci assurent la majeure partie de leur financement – et, quand les lutteurs sont en déplacement, de leur logistique – de tels fans.

Me déplaçant sur le rebord, je m’assied du côté de l’oyakata. Environ une heure avant le début de l’entraînement, une famille occidentale me rejoint dans la pièce. Une femme, dont j’imagine qu’elle est la mère de la famille, s’assied à côté de moi, tandis qu’une femme plus jeune, deux enfants et une femme d’âge mûr prennent place derrière moi.

C’est la première fois que je vois des Blancs dans la heya, et mon premier réflexe est d’y voir des intrus. J’ai acquis un esprit très possessif : « ce sont mes sumotoris. Allez vous en chercher d’autres », me dis-je. Mais ce sentiment est fugace. Lorsque la femme assise derrière moi se contorsionne pour voir l’oyakata en face d’elle, je m’écarte avec gentillesse.

« Merci » me dit-elle (ndt : en français dans le texte).

Alors que la famille s’installait, le sekitori a débuté son entraînement, et effectue une longue série de face-à-face contre un Mongol d’une autre heya. Le sekitori semble enfin avoir rencontré une opposition à sa mesure. Le Mongol est grand, large est musculeux, bâti comme un Bibendum énergique, et possède une grande vitesse de réaction.

J’ai fini par observer que le sekitori a une faculté magnifique à faire sortir les autres lutteurs du dohyo, en s’écartant sur le côté alors qu’ils poussent de toutes leurs forces, les laissant tomber, entraînés par leur élan. C’est sa technique défensive de base. Mais pour qu’elle puisse fonctionner, il lui est nécessaire d’obtenir une prise du mawashi de son adversaire pour pouvoir le manipuler. Le Mongol ne lui en donne que rarement l’occasion, le maintenant à distance par des coups rapides à la poitrine, et le déséquilibrant en fonçant dans tous les sens à l’intérieur du dohyo. S’il ne l’envoie que très rarement au sol, le Mongol réussit assez régulièrement à sortir le sekitori du dohyo. A chaque match perdu, ce dernier grimace nerveusement et pousse de longs soupirs.

Bien entendu, le sekitori est loin de perdre tous ses matches. Quand il réussit à amener le Mongol où il l’entend, il peut l’entraîner hors du dohyo à une vitesse que je n’ai encore jamais vue. Parfois, incapable de stopper sa course, il rentre dans un mur, et je le vois même une fois trébucher et tomber de tout son long sur le sol de la salle commune, obligeant Fuchita à accourir avec une serviette pour essuyer sa sueur du tatami.

Une fois les matches entre le Mongol et le sekitori terminés, et les exercices de retour au calme effectués, la famille se lève et s’incline longuement devant les lutteurs, embarrassés d’une telle attitude. Puis, j’ignore pourquoi, elle s’incline également devant moi. « Bye », leur dis-je. « Adieu », me répond la jeune femme.

M’ayant vu assis avec une famille de Blancs, le kashira me fait un signe et me demande, en anglais, si ce sont des amis. Sauf que je comprends qu’il me demande s’ils sont français, ce à quoi je réponds par l’affirmative. Ce qui a le don de nous laisser tous deux perplexes.

En fait, il s’avère assez vite que le kashira n’est pas le seul à croire que les membres de cette famille française sont mes invités. Tout le reste de la journée, tous les lutteurs me demandent : « qui étaient tes amis ? » ou encore « c’était ta famille ? »

Kazuya me demande même « la femme à côté de toi, c’était ta petite amie ? ».
« Mon cher Kazuya, tout d’abord, c’est la première fois que je vois ces gens de ma vie. Ensuite, cette femme avait au bas mot la cinquantaine »
« C’est pour cela que je me posait des questions : on aurait dit une obasan », me dit-il, se servant d’un mot qui signifie littéralement ‘tante’, et sert en général à désigner les vieilles femmes.

Depuis que je suis arrivé au sein de la heya, je suis constamment pris à témoin par les lutteurs lorsqu’ils veulent faire des allusions graveleuses sur les préférences sexuelles supposées d’un autre. On me dit « Lui, il aime les gamines », suffisamment fort pour que l’intéressé l’entende. Un autre, me dit-on, « aime les Américaines ». Un autre serait plus attiré par les hommes. Et Kazuya, d’après ce qu’on m’en dit, a un faible pour les obasans, donc il était peut-être jaloux que je sois assis avec cette française assez mûre.

Les lutteurs inventent sans doute ces histoires sur les autres pour compenser leur propre manque de vie amoureuse. Le sekitori, m’a dit le kashira, sort avec une call-girl, et j’entends assez régulièrement Moriyasu échanger des mots doux au téléphone avec sa petite amie, une conseillère matrimoniale. Mais en dehors d’eux, personne au sein de la heya ne semble avoir de relations amoureuses. Hiroki, qui a rejoint la heya quand il avait 16 ans, me dit qu’il n’a jamais eu de petite amie.

Ce n’est pas vraiment surprenant. S’il avaient des petites amies, ils ne pourraient pas les faire venir dans les locaux. Ce type de relations est tout sauf encouragé chez les lutteurs de rang inférieur. Et quand bien même ils pourraient le faire, je ne suis pas sûr que les mal-classés aient le temps ni l’argent pour entretenir des relations. J’en viens même à me demander comment ces lutteurs – qui passent toute leur vie de jeunes hommes cloîtrés hors de toute présence féminine – peuvent avoir un mariage heureux, même je n’ai rien pu observer qui implique le contraire.

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