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lundi, janvier 17, 2005

Une matinée à Ryogoku

A sa naissance il y a un demi-siècle de cela, à la pointe sud de l'île principale du Japon, les parents de l'oyakata le nommèrent Teruyuki Nishimori. Comme lutteur, il adopta Kaiketsu comme shikona, le nom de combattant. Peu après sa retraite de lutteur en 1979 avec le grade d'ozeki, il fonda la Hanaregoma heya et fut donc connu comme Hanaregoma-oyakata, littéralement « maître Hanaregoma ».

Un seul homme. Trois noms. A l'instar des geisha, des acteurs de kabuki et autres pratiquants des arts traditionnels du Japon, les sumotori peuvent porter plusieurs noms le long de leurs vies et carrières. Un lutteur peut changer son nom pour marquer son ascension à un grade plus élevé, ou marquer une rupture claire avec une mauvaise passe dans sa carrière. Il peut adopter le nom de son mentor en signe de déférence. Ou encore, en ce qui concerne l'oyakata, il peut abandonner son shikona et prendre le nom de sa heya au moment de devenir oyakata.

Donc, il y a une quinzaine de jours, quand j'appelai le bureau de l'oyakata pour prendre un rendez vous pour passer le voir, je ne demandai pas si je pouvais parler à monsieur Nishimori. Je demandai si je pouvais parler à « maître Hanaregoma ». Ces changements de noms me fascinent. Je me demande comment les membres de sa famille l'appèlent. Ses enfants l'appèlent-ils aussi « oyakata » ?

Je n'ai pas eu beaucoup d'occasions de converser avec l'oyakata durant mon séjour dans la heya. Les lutteurs ne passent que très rarement dans son appartement en dehors de brèves visites « protocolaires ». et, bien que je ne fus pas vraiment lié aux règles et coutumes régissant la vie des résidents de la heya, je ne me sentais pas à l'aise au point de m'incruster chez lui pour une conversation.

Mais je voulais lui parler de sa vision des changements ayant affecté le sumo depuis qu'il fait partie de ce monde, et de la façon de diriger une heya. Donc, juste avant de partir, j'ai demandé le numéro du bureau de relations publiques qu'il dirige à Ryogoku, au Kokugikan, le complexe sportif qui sert de QG à la NSK.

Quand je l'appelai, il m'invita à venir le lendemain, jour où Miki m'avait également invité à assister au conseil de promotion des yokozuna. A cette occasion, les « patriarches » de la NSK et d'éminents sponsors regardent les plus haut gradés s'entraîner ensemble pour se faire une idée de leurs performances à venir au prochain tournoi. Ce rassemblement doit également se tenir au Kokugikan, et je projète donc de me balader entre sa fin et ma rencontre avec l'oyakata.

Le matin suivant, alors que je prends le train vers Ryogoku, je reçois un appel du collègue de Miki, Usuda (que j'avais appelé précédemment Usaoa). Impossible de prendre l'appel, car au Japon, les gens ne tiennent pas de conversations téléphoniques dans les bus et les trains, c'est parfaitement impoli. Mais lorsque j'écoute le message qu'il m'a laissé, j'apprends que Miki ne pourra me rencontrer, et que c'est donc Usuda qui doit me prendre à la gare et m'emmener au Kokugikan à sa place.

Je rencontre Usuda à l'endroit exact où il m'avait pris pour m'emmener rencontrer l'oyakata quelques semaines plus tôt. « Comment ça va dans la heya ? », me demande-t-il alors que nous pénétrons dans le complexe.
« J'ai passé de bons moments. C'était très intéressant ».
« Oh, tu es déjà parti », me dit-il, l'air surpris.

Nous montons une rangée de marches à l'extérieur du bâtiment et pénétrons dans une vaste pièce au sol de terre battue, comportant un dohyo à chaque extrémité. Le dohyo à l'arrière de la salle n'est pas utilisé, mais d'innombrables rangées de sièges, posées sur une toile cirée, sont noires de monde, et font face au dohyo principal autour duquel se trouvent deux douzaines de lutteurs. Leurs mawashi sont blancs comme celui du sekitori, indiquant leurs grades élevés.

Devant les premiers rangs de chaises, juste en face du dohyo, des personnages à l'air important sont attablés. Une autre rangée de sièges fait face au dohyo, contre le mur; l'oyakata y a pris place, mais je ne le remarque pas tout de suite car il est en costume. Des photographes sont agglutinés sur une plate-forme surplombant les rangées de sièges, prenant des clichés sous un sanctuaire semblable à celui se trouvant dans la heya.

Usuda et moi-même prenons ce qui nous semble être les derniers sièges disponibles, juste derrière les hommes attablés. Les lutteurs sur le dohyo se font face, jettent leurs adversaire hors du dohyo, le balancent par terre. Je suis conscient qu'il y a là les tout meilleurs lutteurs. J'en étais venu à considérer le sekitori comme un personnage d'une importance presque irréelle au vu de la manière dont il est traité dans la heya. Mais dans la heya, je le comprends maintenant, c'est le gros poisson d'un petit marigot; ces gars-là sont les plus gros poissons qui soient.

Toutefois, à ma grande honte, je n'en connais absolument aucun. La dernière fois que j'ai vraiment suivi le sumo, c'était quand je vivais au Japon il y a cinq ans, et les lutteurs haut gradés étaient une génération tout à fait différente. Et même à cette époque je ne suivais pas le sumo de très près, me contentant des résumés de matches sur la NHK pendant les tournois.

Je sais qui étaient les yokozuna à l'époque : Akebono, l'Hawaïen, et les frères Takanohana et Wakanohana, dont la heya, Futagoyama était à deux pas de l'endroit où j'habitais. Je voyais souvent les lutteurs de cette heya venir faire leurs courses au supermarché local, et nous lavions souvent notre linge en même temps au Lavomatic. Pour tout dire, quand j'ai mis les pieds pour la première fois dans la Hanaregoma heya il y a quelques semaines, la senteur de l'huile parfumée m'a donné quelques bouffées de nostalgie.

Mais je n'ai pas franchement réussi à rester au courant de qui sont les stars actuelles du sumo, et n'ose pas trop le demander à Usuda, qui griffonne avec énergie sur son calepin pour noter les vainqueurs des combats et la technique, ou kimarite, employé. Lequel est le Mongol Asashoryu ? Je me pose la question. Et lequel est Kaio, celui qu'on présente comme un sérieux prétendant au grade de yokozuna ?

Mais la question la plus difficile se révèle être : d'où viennent tous ces gars ? J'ai l'impression que pratiquement un quart des lutteurs présents sur le dohyo sont de grands blancs costauds. J'ai entendu dire qu'il y a une palanquée de lutteurs issus de l'ancien bloc de l'est, mais c'est quand même un choc de les voir en vrai. Avec leurs doubles mentons et leurs gros bides, quelques uns ressemblent à des camionneurs américains en couche culotte et chignons. L'un est un géant blond au visage grêlé. Un autre, le teint clair et les cheveux sombres, semble presque aussi large que haut et arbore une barbe de trois jours. Au premier abord, il est très surprenant de voir ces gars sur le dohyo, face aux lutteurs japonais et leurs cadets Mongols, effectuer les mêmes gestuelles que j'ai vues pratiquer chaque matin à la heya.

Mais à force, je cesse de faire des différences. Ils combattent tout aussi bien que les lutteurs asiatiques et la variété des kimarite qu'ils emploient est tout aussi étendue. Chaque match – qu'un lutteur blanc y soit ou non représenté – semble se terminer de manière différente. Parfois le gagnant pousse son adversaire hors du cercle sacré en employant la force brute. Parfois il l'amène au bord et soulève par le mawashi. Parfois il crochète la jambe de son adversaire et le jette au sol.

A ma grande honte, une part non négligeable de combats se terminent sans que je puisse dire comment. Ils ne durent bien souvent que quelques secondes, me laissant perplexe sur ce qui s'est réellement passé. Le sumo, m'a-t-on dit, est un sport de connaisseurs. Un véritable fan de sumo connaît tous les kimarite par leur nom, et connaît les points forts techniques de chaque lutteur. Usuda note chaque kimarite utilisé car c'est là quelque chose que ses lecteurs veulent savoir.

Tout comme dans la heya, la session d'entraînement entre les lutteurs s'achève par quelques tours de butsukarigeiko. Puis les sièges se vident et Usuda bondit hors de la salle, sans doute pour aller interviewer un lutteur.

Je me balade dehors, passant devant des rangées de journalistes qui attendent devant l'entrée d'un vestiaire. En bas des escaliers, une foule de reporters, photographes et cameramen font le pied de grue. Un lutteur descend et est rapidement assailli par des journalistes. Je me joins à la foule, essayant d'attraper au vol ce qui peut bien se dire, mais je suis trop éloigné. Puis un second lutteur descend, et la plupart des journalistes se ruent sur lui. Dans l'intervalle, des voitures de maître passent devant nous; derrière les vitres teintées, je peux distinguer les hommes qui se tenaient devant nous à la table des délibérations.

Je reste à l'écart d'Usuda pendant qu'il cherche à obtenir des interviews. Il suit un lutteur hors du complexe, jusqu'au trottoir où il reste à chercher un taxi. Il fait froid – je suis emmitouflé dans un pull en laine et une grosse écharpe, mais le lutteur ne porte qu'un fin kimono et une paire de sandales, ses genoux et mollets étant laissés à la morsure du froid. Abandonnant finalement l'idée du taxi, le lutteur se dirige vers la gare en compagnie d'Usuda. Je rebrousse alors chemin et les regarde disparaître au bout de la rue.

Il faut que je sache qui étaient ces gars.

APRÈS: Une après-midi à Ryogoku