invisible hit counter

mercredi, janvier 05, 2005

Retour d’Iki

33iki
GEISHA BOY

Même si la considération se révèle sans aucun intérêt particulier, ce lundi n’est pas ma dernière apparition en mawashi. Le lendemain - ce qui doit être mon avant-dernier jour au sein de la heya – je le remets de nouveau, sauf que cette fois c’est pour un mochi-tsuki. Les mochi sont ces gâteaux de riz flasques, que l’on mange toute l’année au Japon, mais tout particulièrement durant cette période de vacances de Nouvel An. Le mochi-tsuki en est la préparation à l’ancienne, qui consiste à marteler du riz cuit gluant, à l’aide d’un maillet géant, pour en faire une pâte collante. Congrégations religieuses, groupes d’écoliers, voisins de quartier ou d’immeuble se relaient pour frapper comme des malades des monceaux de riz servant à confectionner les mochi du Nouvel An. Les Japonais, en fait, peuvent ne pas avoir entendu parler de Neil Armstrong, mais ils sont convaincus qu’il peuvent apercevoir un lapin géant faisant du mochi avec un maillet géant dans les cratères de la lune.

Et comme les sumotori récupèrent tout ce qui est dans les pures traditions japonaises pour le faire avec encore plus d’ardeur que le reste de la société, le mochi tsuki est un moment très important pour la heya. Lundi, à la tombée de la nuit, les lutteurs disposent une énorme bâche plastique sur le sol du dohyo, et dessus, un énorme bol en pierre. Ils amènent également plus de soixante kilos de riz dégoulinant dans une grosse poubelle en plastique, et empilent une pyramide de cocottes minutes de bambou sur une sorte de brûleur en train de faire bouillir de l’eau dan un coin de la salle d’entraînement.

Le lendemain matin, très tôt, les lutteurs enfilent leur mawashi et commencent le travail. Deux vieux – des fans de la heya et, apparemment, des spécialistes de la confection des mochi – viennent superviser les opérations. Tout d’abord, les lutteurs cuisent les riz dans les cocottes de bambou, ainsi que dans d’autres gamelles plus modernes qu’ils posent sur les foyers de la cuisine. Puis le riz est jeté dans le bol en pierre, où quatre lutteurs le broient en se servant de maillets courts en bois comme de pilons.

45mochi

Une fois le riz concassé, un lutteur arrive avec un énorme maillet de bois et commence à marteler le riz, tandis qu’un autre retourne la bouillie entre chaque impacts. A chaque coup de marteau, tous les lutteurs reprennent en chœur ce cri : « Yo-i-cho ! ».

Ils viennent juste de débuter les opérations quand je fais mon entrée.

« Tu veux donner un coup de main ? » me demande Ishikawa.
« Oui, j’aimerais beaucoup ».
« Dans ce cas, tu devrais mettre un mawashi », dit Hiroki.
« Naan, il en a pas besoin », coupe Ishikawa. Il montre du doigt mon survêtement et dit « Ca va avec ça ».
Mais j’interviens « Ca va, je vais mettre un mawashi ». en fait, j’ai vraiment envie de le mettre, car devant quitter prochainement la heya, je n’ai pas encore de photos de moi dans cet accoutrement.

Tatsuya m’aide à l’enfiler en bas. Nous faisons quelques photos de moi en train de faire des shikos ou de lutter contre Nakahara, le plus imposant des lutteurs alentours à ce moment, puis je rejoins les lutteurs autour du bol en pierre. Penché en arrière, j’attends mon tour de marteler le riz, jusqu’à ce que Mitsui me fasse finalement remarquer que je dois dire « Yo-i-sho ! » quand on frappe dans le bol, et donc je commence à fredonner avec les autres.

Quand mon tour arrive enfin, je laisse de côté le petit marteau léger qu’on me suggère de prendre et empoigne le gros. Je l’abaisse sur la masse de riz aggloméré. « Yo-i-sho ! », crie-t-on en chœur. Je soulève à nouveau le maillet, et l’abaisse, encore et encore. Entre chaque coups, le kashira soulève puis étale l’amas de riz gluant, afin qu’il soit uniformément battu. Les premières séries de coups sont faciles, et je tiens sans problème la cadence des lutteurs.

Puis mon bras commence à me faire mal, et le marteau se fait plus lourd. Il me faut de plus en plus de temps pour soulever le marteau au-dessus de mon épaule. Il ressort du bol en pierre, et les lutteurs entament un « Yo-i… », mais doivent laisser un temps de latence jusqu’à ce que le maillet soit enfin dans les airs, pour finir par un « …sho ! » quand je finis par l’abattre. Finalement, je rends mon maillet à Kitamura et me met à l’écart.

A l’écart du bol de pierre, le sekitori, qui sait que je dois partir le lendemain, m’interroge : « Alors, tu vas devenir un sumotori ? ».
« Moi ? »
« Ouais, tu es vachement fort », jugement complètement faux, comme ma performance au maillet vient de le démontrer.
« Mais je sui trop vieux, et trop petit ».
« Lui aussi est petit », dit-il, pointant du doigt Ishikawa, qui fait pratiquement une tête de plus que moi.
« Bon, alors je vais peut-être devenir sumotori ».

En fait, non seulement je n’ai vraiment aucune envie de le devenir, mais je n’ai même plus envie de remettre un mawashi. J’ai mes photos et ai mis la main à la pâte pour le riz. C’est bien suffisant. Je revêt donc le kimono qui m’a été donné après ma première séance sur le dohyo et m’éclipse pour me changer. Dans le couloir près de la lingerie, je m’escrime avec le mawashi qui s’accroche à mes jambes comme une sangsue, puis monte à l’étage, en tenant mon kimono pour le garder fermé.

Lorsque j’arrive en haut des escaliers, quelle n’est pas ma surprise de voir en dehors de la chambre une paire de bottines de femme à hauts talons. Quand j’entrouvre la porte, c’est pour voir Iki assis par terre en train de trier des photographies aux côtés d’une fille en bas et minijupe.

Cela me fait un drôle d’effet. Je n’ai jamais vu une femme à l’étage, et n’en ai vu que peu au rez-de-chaussée. Il ne m’est jamais venu à l’idée qu’une femme puisse même avoir droit de cité dans la chambre des lutteurs : c’est tellement l’archétype d’une garçonnière. Mais elle est là. Et en plus, elle est canon, et a à peine la vingtaine pour autant que je puisse en juger.

J’ai un léger mouvement de recul, me demandant si ce n’est pas une vision. Puis, finalement, je lâche un « konnichi wa » et entre.

« Harry Potter » me salue Iki. Puis, s’adressant à la fille, lui lâche « Toi, tu parles anglais, parles lui ».

Au lieu de ça, elle me raconte – en japonais – une histoire à propos d’un « client » chinois qui lui a dit – en anglais – qu’il avait 99 ans. A l’évidence, elle appartient au monde interlope d’Iki.

Et me voilà, nu sous mon ridicule kimono japonais, à me demander commencer je vais bien pouvoir enfiler le jean que j’étais venu mettre. J’ai perdu pas mal de ma pudeur ces dernières semaines, à force de me baigner ou de me changer en groupes, et j’aurais balancé le kimono sans même y penser s’il n’y avait que des mecs dans la pièce. Mais c’est plus compliqué à cet instant, et je ramasse donc mes affaires dans une corbeille pour les emmener en bas.

Je fais mon retour habillé normalement, et la fille me lance donc un « Vous avez changé d’affaires »
« Oui, effectivement », lui dis-je avant de m’asseoir sur mon couchage pour taper quelques notes. Iki extirpe une paire de pantalons énorme de la pile de linge de l’un des lutteurs, avant de la passer sur le short écossais qu’il portait jusque là. Puis il s’en va avec la fille, laissant derrière lui sa mallette métallique, son sac à main Vuitton et ses albums photo.

Ce n’est pas la première fois que je vois Iki dans la heya depuis mon arrivée, jour où il débarqua durant la sieste. Il apparaît comme ça de temps à autres. Parfois, il s’assied au sol, prenant un appel sur l’un de ses deux cellulaires ; parfois, il pique un roupillon quelques heures, puis s’en va.

Une nuit, il vint, dans le même survêtement orange que le première fois – qui paraît d’ailleurs plus sale à chaque rencontre – et, tout en fredonnant quelques mesures de Let It Be, déroula le couchage de Saita et se mit à l’aise.
« Harry Potter » dit-il, rangeant d’autres photos dans un album, « tu ressemble à Harry Potter ».
« Pas du tout », dis-je.
« C’est pas mal de ressembler à Harry Potter. C’est un beau garçon ».
« Harry Potter est juste un enfant ».
« Pas dans le dernier. As-tu vu le dernier ? ».

Il me fallut reconnaître que non. Plus tard, il se mit à me faire des compliments sur mon nez.
« C’est un joli nez ».
« Non, il est gros ».
« C’est un joli nez. Il est joli parce qu’il est gros ».
« Aux Etats-Unis, les gens se font opérer pour se le faire raccourcir », lui dis-je.
« Ici, les gens se font opérer pour les rendre plus gros ». Il réfléchissait à une opération pour l’élargir, me dit-il.

Peu après, il me demanda : « Tu aimes la nourriture japonaise ? »
« Oui ».
« Et les filles japonaises ? »
« Bien sûr, elles sont jolies »
« Jolies ? tu t’en es tapé une ? »
« La ferme », cria Murayoshi de son futon, d’où il regardait la télévision, avant que je n’aie pu dire à Iki que je n’allais pas lui répondre.

Iki fit aussi une apparition de matin du dohyo-tsukuri, alors que tout le monde s’affairait sur la tawara. Il apparut en bicyclette, vêtu d’une salopette bleu foncé à pattes d’ef et d’une veste en jean assortie. J’étais en train de prendre des photos et lui demandai donc si je pouvais en prendre une de lui. Il prit la pose d’une manière assez surprenante, entre mannequin et James Bond.
« Geisha Boy », fredonnait-il entre ses dents.

Mais qu’est-ce que c’est que ce type ? me demandé-je souvent. Qu’est-ce qu’il fait dans la heya ? Dans quelle hiérarchie entre-t-il ? A quoi sert-il ?

Me voilà encore à me poser cette question après son départ avec la pute, hôtesse ou quoi qu’elle soit. La curiosité est trop forte, et je décide de jeter un coup d’œil sur les albums photos qu’il a laissés.

Dans l’un d’eux, seulement des photos de femmes en train de boire ensemble, avec lui en costume, avec d’autres gigolos. J’imagine que ces photos ont été prises dans le même endroit dont il m’a parlé l’autre jour, où il bosse comme gigolo.

Mais l’autre album me laisse bien plus perplexe. J’y trouve des photos des lutteurs, principalement les plus vieux, en plein karaoké ou en train de boire avec de belles femmes en décolleté plongeant et faux-cils surdimensionnés.

Brusquement, tout devient clair : Iki est-il le mac de la heya ?

APRÈS: Portraits de sumotori 1